[Archivé] Les pelures

Le vieil homme appuyait depuis plusieurs secondes ses ongles contre la peau d'une orange. La peau fine épousée parfaitement le contour de la chair. Elle était difficile à arracher. Lentement de petits bouts tombés. Il les ramassait et les posait à côté de lui. Il veillait entre deux attaques à ce que le vent ne chavire pas le petit tas. Méticuleux, il détachait, après le dépeçage, chaque quartier. Il prenait ensuite soin avec une petite serviette de bien nettoyer ses mains. Son visage plissé par la concentration s'animait alors d'un sourire enfantin. C'était un vieil homme heureux sur son banc au cœur d'une petit place calme et isolé ; c'était un assassin.

Mon commanditaire aurait préféré ancien assassin. Je ne saisissais pas la différence. Le temps fait craqueler l'encre des lignes mais ne les efface pas. Les traces sont parfois infimes quand on remonte le fil d'or d'un souvenir, pourtant elles existent. Peu de monde se souvenait encore de ses actes. Lui-même avait peut-être oublié. Il était depuis longtemps un vieil homme amoureux des oranges amères. Sur un graphique, assassin représente un point de la courbe, les pelures durement acquises plus de la moitié.

Il sortait quelque chose de sa poche. Un morceau de pain. Non, il n’allait tout de même pas … Il nourrit les pigeons. Mon tueur donne des miettes aux oiseaux. Les animaux ont quelque chose de rassurant dans la fidélité simple qu’ils témoignent. Le monde du pigeon est un point inamovible qui ne peut rencontrer sa tache sombre. La plupart des gens ne sont pas différents. Ils savent apprécier un courant sans chercher à en trouver la source ou à en deviner la chute. Je suis un sourcier, un malade qui furète dans l’angle mort de l’abscisse pour éviter de creuser son propre axe.

Mon dos commençait à me faire souffrir. Fichue chaise de café. Des heures qu’il fixait un platane. Se plonger dans la vie d’un assassin amène différents sentiments. Aussi troublant que ce soit l’ennui est souvent au rendez-vous. Les moments d’éclat de l’assassin finissent même oxydés par la routine. Le vieil homme battait des records.

Il se leva. Ankylosé, gauche et pétri par l’arthrose, la manœuvre prit comme chaque souffle de son existence, son temps. Un long temps. La filature périlleuse balade prit rapidement fin. Je notai l’adresse dans mon carnet. C’était terminé. Envoyer la note, recevoir l’argent, déplacer mon point.

Un problème demeurait pourtant. Un larsen de doute. L’homme modelé dans un coin de ma tête ne lui ressemble pas. Son corps n’a beau être fait que de témoignages trouées et d’écrits délavés, il ne peut en être aussi éloigné.

Prendre un jour de plus
Aller dans l’ombre du fil
Sortir le visage