[Terminé] Fête de quartier [libre]

Odéline se redressa dans son lit. Sentant qu’elle ne dormirait plus, elle sortit, pieds nus, dans la nuit, allant vers un quartier manifestement en liesse. Lorsqu’elle y parvint, elle comprit que c’était une fête de quartier.

*Des voisins, autrement dit des gens vivant près les uns des autres, se sont rassemblés sous les couleurs de leur quartier. Ils font la fête, mangent, boivent et dansent au son d’un orchestre populaire généralement, mais les fêtes de quartiers peuvent également prendre d’autres formes plus spéciales. Elles existent depuis la nuit des temps.*

La jeune fille continua à avancer, et s’appuya contre un mur, regardant les gens danser, enveloppée dans la lumière, sans prendre part à la fête à laquelle elle n’était invitée.

Un banc de brume de quelques mètres carrés ondulait et avançait sur les toits, à quelques rues de la fête. Comme un nuage qui serait tombé du ciel, perdu et incongru au milieu des habitations. Pourtant, il apparaissait évident que les mouvements de la brume se faisaient au rythme de la musique et qu'elle avançait, en dépit du sens du vent, vers la fête de quartier.
La brume chantait aussi, doucement, d'une voix grave et profonde, ce qui la rendait plus suspecte encore.

Une fête de quartier hein ? Cela faisait longtemps... qu'il ne s'était pas approché d'un lieu de fête. Pourrait-elle durer, lorsqu'il serait là ? Ça, c'était une autre histoire...
Béhékine était d'humeur curieuse, un peu taquine aussi.

Les gens dansaient, discutaient, festoyaient, riaient.
Un brouillard épais se déversa lentement sur le lieu de la fête, provenant des rues avoisinantes, enveloppant tout dans ses volutes blanches, étouffant le bruit des discussions, de la musique. La lumière des lampes devint extrêmement diffuse, apparaissant floue dans le brouillard, irréelle.
Les gens continuèrent à faire la fête, mais déjà, le changement de climat avait aussi changé le ton des festivités.

Odéline se plaqua lentement contre le mur. Elle sentait quelque chose arriver. Quelque chose de pas normal. Peu à peu la brume se déversa sur les habitants du quartier, la séparant un peu plus d’eux. Elle enveloppait tout d’ouate. Les lumières étaient moins brillantes, les sons moins clairs. Mais Odéline percevait un bruit en plus.
Mais qu’était-ce ? Qu’était-ce que cette brume surnaturelle, qui arrivait de nulle part ?
La jeune fille sentait que quelque chose n’allait pas. Elle entendait toujours les échos de la fête, mais n’osait pas bouger. Quelque chose lui soufflait qu’il fallait avoir peur, qu’il y avait un danger. Même si on ne savait pas d’o il venait. Un danger diffus. Les autres ne le sentaient-ils pas ?

Ça commença avec des petites piques, des choses bizarres mais inoffensives : une corde de guitare qui jouait seule, à l'insu du musicien ; des lacets de chaussures qui se défaisaient seuls ; le bouchon d'une bouteille qui sautait brusquement...
Les rires se firent moins bruyants, les discussions plus rares. Les gens s'interrogèrent du regard...

Le terrain était préparé... Béhékine se demanda si la suite allait correspondre à ses attentes - ce qui serait ennuyeux - ou s'il allait avoir une surprise.
Un seul moyen de le savoir, pas vrai ?

Dans un tourbillon de la brume, il apparut au milieu de la fête. Monstre de brouillard lumineux, humanoïde sans l'être, les yeux luisants d'une flamme intérieure...
Les convives se figèrent, stupéfaits de le découvrir. Rien ne se passa pendant un instant, puis quelqu'un hurla "Un fantôme !" et tous hurlèrent à leur tour, se levèrent de leurs chaises, lâchèrent verres, instruments et nourritures pour prendre la fuite.
En quelques secondes, la place était vide, à l'exception de la créature de brume, qui n'avait tout simplement pas bougé.
Le brouillard qui enveloppait la place sembla perdre en densité, tandis que la créature marmonnait d'une voix grave :

- Étrange... d'habitude il faut que je dise Bouh pour obtenir ce genre de résultat. Les voilà tous part...

Béhékine venait de remarquer la jeune fille adossée à son mur. Aaaah... enfin quelqu'un qui lui donnait tord !
Il l'observa un instant, puis un rictus amusé déforma son visage félin. Elle n'avait pas fui, mais étais-ce dû à plus de courage, ou à plus de peur ?
Prenant un verre à moitié plein sur une table, Béhékine le leva en direction de la jeune fille et lui cria :

- Félicitations ! Tu es la gagnante de ce soir !

Peu à peu, les gens semblaient paniqués par ce brouillard maléfique. Des choses n’allaient pas, et Odéline se plaquait contre le mur, avec la volonté diffuse de d’y entrer pour échapper à cette force, venue d’un autre monde. Peu à peu, la place fut désertée, mais elle, elle était toujours là, incapable de bouger. Pétrifiée par la peur, ou simplement inconsciente du danger qu’elle courrait ?
Le « fantôme » avait terrifié tout le monde, et maintenant, il parlait, d’une voix grave. Il ne l‘avait pas remarquée et …

*Qu’est ce que c’est, bon sang ?
- Un démon de brume. »

Il l’avait vue. Il prit un verre à moitié plein sur la table, et alors qu’Odéline se demandait ce à quoi cette information allait bien pouvoir lui servir, il lui cria qu’elle était la gagnante de cette soirée. Elle le regarda, en clignant de ses grands yeux bleus innocents et candides. Qu’est ce que la brume pouvait lui faire de mal ? Elle se décolla du mur et s’avança d’un pas vers lui.

- Merci. Qu’est ce que j’ai gagné ?

Elle lui sourit.

Béhékine prit une chaise, s'y assit.
Ce qui était assez étrange à voir ; de la brume assise sur une chaise. Mais passons...
Désignant l'ensemble des tables, le démon eut un grand sourire qui fit apparaître ses crocs de brume :

- Ce que tu as gagné ? Tout ce qui se trouve sur ces tables je suppose, puisqu'il m'étonnerait que les autres reviennent de sitôt. Tu as aussi gagné la certitude que tu en as probablement plus dans la cervelle qu'eux, ce qui n'est pas si mal. Après, si tu veux autre chose...

Béhékine ne termina pas sa phrase, et sembla s'intéresser uniquement au contenu du verre qu'il tenait, le portant à son "nez" comme pour en apprécier le parfum.

- Dommage que cette fête ait été annulé aussi vite. J'étais d'humeur à danser ce soir. Enfin, les démons ne devaient pas être invités...

La brume déplaça une chaise, s’assit dessus, très calmement.

*Ceci n’est pas possible. La brume est un amas de fines gouttelettes ou de fins cristaux de glace qui se sont formés sur des particules microscopiques qui absorbent l’humidité de l’air et qui réduisent la visibilité en surface. C'est une des formes de l'eau. Elle n’a aucune substance. Elle ne peut pas s’asseoir sur une chaise. Elle ne peut pas avoir de forme.*

La brume lui désigna l’ensemble des tables et des chaises alentour, et, dévoilant des crocs. Des crocs ? Cette brume avait une forme étrange, un peu animale et … un peu humaine aussi. Elle le fixa de ses grands yeux. Elle avait gagné, alors tout ce qu’il y avait sur ces tables. Et la certitude qu’elle avait plus de cervelle qu’eux. De la cervelle vraiment ? Ou juste de l’inconscience ? Elle ne dit rien et regarda la brume soulever un verre, sembler sentir le vin qu’il contenait et apparemment s’en délecter.

*Ceci n’est pas possible. La brume est un amas de fines gouttelettes ou de fins cristaux de glace qui se sont formés sur des particules microscopiques qui absorbent l’humidité de l’air et qui réduisent la visibilité en surface. C'est une des formes de l'eau. Elle n’a aucune substance. Elle ne peut pas tenir un verre. Elle ne peut pas sentir le vin. *

La brume déclara encore qu’elle était d’humeur à danser. Et elle mentionna ensuite qu’elle était un démon. Ainsi, la voix avait raison. Comme toujours. C’était un démon de brume. Mais autre chose fit son apparition dans la tête d’odéline.

*La danse est l'art de mouvoir le corps humain constitué d'une suite de mouvements ordonnés rythmés par de la musique.*

Oui, mais … C’état de la brume. Comme il n’avait aucune substance, on ne pouvait pas dire qu’il ait un corps. Alors comment danser ?

*C’est un démon. Il n’a pas besoin de corps. Tu vois bien.*

Et la musique ? Comment danser sans musique ? Cette fois il n’y eut pas de réponse. Odéline regarda attentivement la brume face à elle, et finit par dire de se voix douce :

- Comment danser, puisqu’il n’y a plus de musique ?

*Moi, je crois que je n’ai jamais dansé. En tous cas, je ne m’en souviens plus.*

- L'univers entier est musique, tu sais. Il suffit d'écouter.

Le démon sembla hésiter un instant, puis se releva, déposa le verre là où il l'avait pris...
Il disparut, se fondant dans le brouillard environnant pour réapparaître un instant plus tard près de l'orchestre abandonné.

- Ceci dit, je conçois que c'est un exercice délicat. Profitons donc de ces instruments abandonnés.

Le brouillard devint plus dense autour des instruments de musique qui doucement s'élevèrent dans les airs.
Après quelques secondes de mise au point, la musique commença. S"'ouvrant sur une courte introduction d'accordéon, le reste de l'orchestre "fantôme" entama une valse hypnotique.

Béhékine se tourna vers la jeune fille, sourit de tous ses crocs et, sans dire un mot, tendit une main vers elle, comme pour l'inviter à danser.

Le démon lui répliqua que le monde était musique si on savait écouter et Odéline le regarda, fascinée, de ses grands yeux bleus, lumineux d’innocence. Juste la voix l’impressionnait, mais les mots dits, le ton employé et surtout la bouche de laquelle ils sortaient provoquaient chez elle un drôle de mélange de toute sortes d’émotions, qui aboutissaient à de la fascination. Odéline avait du mal à détacher son regard de l’écharpe de brume pourtant solide face à elle.

*Ces propos sont un non-sens. La brume est un amas de fines gouttelettes ou de fins cristaux de glace qui se sont formés sur des particules microscopiques qui absorbent l’humidité de l’air et qui réduisent la visibilité en surface. C'est une des formes de l'eau. Elle n’a aucune substance. Elle ne peut pas être solide.*

L’écharpe de brume s’évanouit, se reforma plus loin, et donna vie aux instruments abandonnés qu’il venait de nommer. Et une musique à trois temps commença, introduite par de l’accordéon, puis ayant une succession d’autres instruments, hypnotique.

*C’est une valse. La valse est une danse généralement écrite sur une mesure à 3/4, prise parfois à la noire ou le plus souvent à la blanche pointée cadençant son fameux rythme binaire et dans laquelle le couple enlacé se déplace sur la piste en tournant sur lui-même.*

La voix venait cde glisser cela, alors que le démon s’approchait d’elle, lui tendait une main composé d’un amas de gouttelettes. Pourtant, Odéline s’en saisit, et la trouva très réelle. Elle avait comprit dans ce geste une invitation à la danse. Evidemment, les crocs brillants dans la brume l’impressionnaient et provoquaient chez elle une sorte d’étrange malaise. Mais elle se sentait tellement fascinée par cet être qu’elle n’avait pas le cœur à ne pas prendre sa main. Et qui savait ce qu’il aurait ou lui faire après ?
Comme elle ne savait pas danser, elle le laissa mener la valse.

C'était surprenant.
Agréablement surprenant.
Elle avait accepté son invitation, sans avoir l'air d'hésiter. Cela faisait combien de temps, que quelqu'un n'avait pas cherché à le fuir à ce point ? Il ne s'en souvenait plus exactement...
Où bien il commençait à perdre la main, ou alors elle était plus courageuse encore qu'il avait estimé.

Le sourire du Démon s'agrandit, puis il entraîna la jeune fille dans la valse, lui montrant sans un mot les mouvements simples de cette danse étrange qui faisait voir le monde entier sans quitter des yeux ceux de son partenaire.
Maintenir son corps de brume "palpable" lui demandait beaucoup d'énergie, surtout lorsqu'il n'était pas sous un pacte, mais pour le moment, il estimait que l'effort en valait la peine.

Il l’entraina avec lui, sans explications vocales, juste des gestes fermes et assurés. Il fallait bien avouer que la jeune fille n’en menait pas large elle tenait la main à de la brume

*Ce n’est pas possible.
- Toi, tais-toi !*

Autour d’eux le monde tournait, valsait bougeait, et pourtant, elle, elle restait fixée dans l’incandescence des yeux de son partenaire brumeux. Elle se demanda s’il avait l’habitude de ce genre de situations. Ou si cela le surprenait autant qu’elle elle en était surprise.
Où avait-il appris à danser ? Siffroy savait-il danser ainsi ? Comment retiendrait-elle ces pas ? Elle regardait fixement la brume face à elle, tout en se posant ces questions. Puis une autre lui vint à l’esprit. Pourquoi les gens avaient-ils fui ? Pourquoi avaient-ils eu si peur ?

- Dites, monsieur … Pourquoi ont-ils tous fui à votre arrivée ?

Le ton était clair, curieux.

- Tu n'as pas eu envie de fuir comme eux ? Je dois vraiment perdre la main...

Le ton déçu du démon était démenti par son sourire.
Cette expression donnait à ses traits de brume des airs d'enfant malicieux, comme si la lumière intérieure qui faisait briller ses yeux avait changé d'angle, faisant apparaître d'autres détails.
Béhékine continua à entrainer la jeune fille dans la valse, la faisant tourner sur elle-même dans la danse, rompant un instant leur contact visuel.

Son expression sembla s'assombrir alors qu'il répondait plus en détails, ce qui lui donna un air bien plus âgé :

- Ils ont fui car je leur suis inconnu. C'est une réaction dictée par l'instinct de survie, primaire, primitive même. Il est navrant que pour une espèce qui se dise "évoluée", très peu d'humains savent lutter contre leurs instincts primaires.
Avec le temps, je me suis fait un jeu d'effrayer les faibles d'esprits...
J'ai répondu à ta question, aussi je te demande à mon tour : pourquoi n'as-tu pas fui ?

Il eut un sourire, qui démentait son ton déçu. Odéline fronça les sourcils. Pourquoi faisait-il ça ? N’était-il pas plus simple de tout faire correspondre ? Décidément, elle ne comprendrait sûrement jamais la psychologie des habitants de ce monde. Ce monde ? Pourquoi ce monde ? En existait-il d’autres ? Cette réflexion fut soudain interrompue par la rupture de leur contact visuel, puisque le démon venait de la faire tourner sur elle-même. En revenant face à lui après ce tour étrange qui lui avait donné l’impression de voler, elle vit que le démon avait changé d’expression. Tout en valsant, il lui expliqua en détails les raisons de la fuite, remplaçant un instant la voix. Et il surenchérit avec une nouvelle question, qui, cette fois, lui était destinée. Elle le regarda en clignant des yeux, finissant d’intégrer ce qu’il venait de lui dire. Effrayer était … un jeu ? Mais cette fois c’était à elle de répondre à la question. Pourquoi n’avait-elle pas fui.

- Je … Je ne sais pas. Je crois que je n’ai pas eu assez peur pour fuir. J’ai été plus curieuse qu’effrayée. Je voulais voir ce que vous étiez.

Elle cligna une nouvelle fois des yeux, et baissa un instant les prunelles.

- Ooooh ? Et est-ce que tes yeux ont pu trouver la réponse à cette question ?

Béhékine s'amusait bien.
Il aimait jouer au chat et à la souris avec l'esprit de ses interlocuteurs, anticipant et guidant leurs pensées comme un chasseur rabat ses proies vers le piège.
Bien sûr, il ne comptait pas faire de mal à la jeune fille. Pas vraiment.
Après des années passées à jouer à ce jeu, il avait du mal à se refaire.
Le véritable amusement venait lorsqu'il se trompait dans ses anticipations. Restait à savoir si ce serait le cas ici...

Elle le regarda de ses grands yeux bleus. Elle hésitait à répondre à cette question, quelque chose, quelque part, lui soufflait que cela risquait d'être un piège, un terrible piège. Mais elle n'avait pas vraiment peur de la brume face à elle. Elle sentait qu'elle était à son entière merci, mais ne se sentait pas en danger. Elle décida donc de répondre franchement.

- On m’a dit que vous étiez de la brume. La brume est un amas de fines gouttelettes ou de fins cristaux de glace qui se sont formés sur des particules microscopiques qui absorbent l’humidité de l’air et qui réduisent la visibilité en surface. C'est une des formes de l'eau. Elle n’a aucune substance. Elle ne peut pas être solide. Donc vous ne pouvez ni être là, ni me parler, ni me voir, ni m’entendre, ni me tenir la main, ni me faire valser. Et pourtant vous le faites. Cette situation n’est pas normale, mais après tout, ce n’est pas grave. Vous êtes un démon, m’a-t-on dit, et vous l’avez dit aussi. Pourtant, vous n’avez pas l’air méchant. J’en conclus que vous êtes une anomalie ambulante d’un illogisme qui rendrait fou tout savant cartésien. Mais moi, je crois que je vous aime bien.

Elle lui sourit timidement. Avait-elle bien répondu à sa question ?

Béhékine se mit à rire.

- Moi aussi, je t'aime bien.
Tu es plus amusante que la majorité des écureuils que je croise habituellement. Tu as raison. Je suis une anomalie, et j'ai déjà rendu fou quelques savants.

Il l'emporta de plus belle dans la danse, la portant presque.

- Mais ce corps de brume n'est qu'une illusion. J'aurais pu avoir n'importe quelle autre apparence.

Il rit, et lui dit qu’il l’aimait bien, lui aussi. Il lui dit qu’était plus amusante qu’un écureuil.

*Un écureuil ?*

Il lui donna également raison, avant une déclaration plus … surprenante. Une illusion ? N’importe quelle autre apparence ? Pourquoi ? Comment ?

*Demande-lui. Moi, je n’ai pas de réponse.*

C’est alors qu’il l’emporta de plus belle dans la danse. Parfois, elle avait l’impression que ses pieds décollaient du sol, que leur pointe touchait à peine la poussière. Cela était tellement étrange, être portée par la brume. Elle s’accrocha inconsciemment à Béhékine. Cela aussi était étrange. S’accrocher à de la brume, pour tenter d’échapper à un vertige qui était déjà là, léger, grisant, plutôt doux. Elle se laissait emporter cependant. Elle le regardait fixement, de ses yeux, toujours aussi grands, toujours aussi clairs à la limite de la transparence, toujours aussi remplis d’interrogations non formulées, toujours aussi pleins d’une curiosité candide.

- Vous voulez dire que … Que vous auriez pu être tout autre chose ? Comme une fourmi, ou une goutte d’eau, ou un enfant ?

Béhékine ralentit le rythme de la danse à un niveau plus normal. Il n'avait jamais eu un côté pédagogue très développé mais, devant ces yeux curieux et candides, il ne put qu'expliquer :

- Je suis un esprit sans corps, qui existe dans la Brume. Le "corps" avec lequel tu es en train de danser et de t'accrocher n'est qu'une sculpture de brouillard dense que je maintiens pour que tu ais quelque chose avec quoi parler. Tu peux considérer que je suis également le brouillard autour.
C'est là que se trouve l'illusion ; une partie de toi est persuadée que ce que tu touches est réel et continuera de le croire même après cette explication.
Pour la forme, je pourrais éventuellement être tout ce que tu as dit, mais j'ai mes habitudes et je suis un peu feignant pour en changer.

Il affectionnait aussi particulièrement cette forme à tête de félin, car c'était la première qu'il avait réussi à maintenir après être devenu ce qu'il était aujourd'hui. Somme toute, elle lui correspondait assez bien.
La musique joua ses derniers accords et, comme pour démontrer en pratique ce qu'il venait d'expliquer, l'incarnation du démon se désagrégea en un instant, la brume qui la composait retournant à celle qui enveloppait la place entière.
Un à un, les instruments de musique retombèrent au sol, inertes comme ils devraient l'être normalement.

Après de longues secondes de silence qui mirent en doute la véracité de ce qui venait de se passer, la brume s'anima de nouveau sur une table.
Un minuscule chaton de brouillard apparut, assis au milieu des couverts. Ses contours manquaient de définition, la brume qui le composait était agitée de courants permanents qui menaçaient sa forme même...
Etrange avec cette incarnation, la voix grave de Béhékine retentit :

- Sais-tu, jeune fille, pourquoi je joue à faire peur aux gens à chacune de mes apparitions ?

La jeune fille écoutait très attentivement les explications de Brume, pourtant très claires, sans cesser de danser, menée par un partenaire pour le moins exceptionnel. Alors, ainsi, sa voix intérieure n’avait pas tout à fait tort. Il n’était pas réellement complètement réel. Ceci dit, il n’était pas non plus complètement irréel. Il pouvait être tout, et rien à la fois. Comment allait-elle expliquer cela à Siffroy ?
Puis, la musique finit, les instruments retombèrent, inertes comme ils auraient dû l’être, délaissés par leurs fantomatiques musiciens. Elle, elle fut délaissée par son partenaire, pour une raison toute simple. Il disparut.

*Où est-il ?
- Il est la Brume. Il est tout autour de toi.*

Cette explication fut qu'odéline se mit à regarder fébrilement autour d’elle, perdue soudain sans la présence du démon à ses côtés. C’était comme si … comme si elle avait rêvé et venait de se réveiller, un peu brutalement, un peu abruptement. Elle sentit les larmes lui piquer les yeux, et s’apprêtait à appeler Béhékine, lorsque soudain l’air au dessus de la table où régnait un fouillis de couteaux, fourchettes et plats maintenant froid se brouilla. Et un chaton, un adorable chaton de brume apparut. Odéline ne se s’aperçut pas immédiatement qu’il n’était pas vraiment stable. Pourtant, ses contours se brouillaient parfois, et il semblait agité de l’intérieur. Et tout à coup, de cette adorable boule de brouillard, la voix grave de Béhékine sortit. Elle semblait étrangement déplacée ici, et Odéline aurait souri si la question posée n’avait pas été plus étrange encore. Pourquoi faire peur.

* « Tu apprendras bien vite à effrayer pour exister. »*

La phrase avait jaillit de nulle part, dite par une voix d’homme. Odélne s’assit sur une chaise face au démon, et le regarda un instant de ses grands yeux bleus.

- Pour être sûr d’exister ?

- Peut-être, oui... après tout ce temps à errer dans les limbes...

Son esprit était celui d'un mortel après tout. Même s'il était libéré des soucis de la chair, et qu'il pouvait vivre en théorie jusqu'à la fin des temps, Béhékine avait parfois du mal à trouver une raison pour justifier son existence.
Heureusement qu'il avait toujours été plus tourné vers ses propres pensées et son monde intérieur ; un esprit plus terre à terre n'aurait sûrement pas supporté de vivre aussi longtemps...

- Faire peur aux autres est peut-être une des choses qu'il me reste pour montrer aux autres et à moi-même que je peux encore agir sur le monde. Ta réponse donne un éclairage intéressant.
Mais ce n'est pas la seule raison.

Le Démon marqua une pause, où son faciès mal défini eut l'air d'observer en détail les yeux de la jeune fille.

- L'analyse de la réaction face à la peur donne généralement trois profils : il y a ceux qui en sont esclaves, ceux qui ne la ressentent pas et enfin, ceux qui savent la dominer pour se surpasser. Si les premiers sont embourbés dans des réactions instinctives et que les seconds sont semblables à des monstres, les troisièmes peuvent changer la courbe du destin.
C'est un pouvoir immense, qui pourra certainement s'avérer décisif à l'avenir...

Ses pensées pouvaient sembler décousues et peu claires ; cela faisait des décennies qu'il travaillait cette théorie, certes, mais c'était la première fois qu'il l'exprimait à voix haute.

- Je cherche ceux qui peuvent changer le cours du destin.
Pour cela, je suis ravi de te rencontrer jeune fille. Je suis Béhékine.
Accepterais-tu de me dire ton nom ?

Ce n'était pas sage de donner son nom à un démon ; toutes les mères répétaient cela à leurs enfants.
Et les mères avaient raison. En partie.

Sa réponse sembla étonner le démon, lui donner matière à réfléchir. Il mit un temps, un léger temps avant de lui répondre, et sa réponse déclencha une vague de questions dans l’esprit d’Odéline, dominée par une, tellement plus importante que les autres : avait-il toujours été ce qu’il était maintenant ? Puis, il sembla la scruter. Ceci, Odéline n’aurait pas pu l’affirmer de façon certaine, puisque ses traits étaient flottants, déformés, mal définis. Puis, il prononça des paroles étranges, qu’elle sembla boire. Sur la peur. Mais qu’était-ce réellement que la peur ?

*La peur est une sensation de crainte, d’inquiétude ressentie face à un danger, une situation présente ou à venir. *

Ah. Bien. Et, en sachant dominer sa peur, on pouvait changer le destin ? Ceci fascina la jeune fille. Elle cligna des yeux, lentement, comme si par ce mouvement elle essayait d’appréhender l’idée toute entière. Il lui parla d’avenir également. Mais quel avenir ? Odéline vivait au jour le jour, terriblement au jour le jour. Elle ne voyait pas demain, elle ne réfléchissait pas au futur. Jamais.
Puis, le démon lui apprit qu’il cherchait ces personnes, celles qui savaient se dominer. De ce qu’il disait, il était content de la rencontrer pour cela. Elle-même ne comprenait pas vraiment.
Elle ne dominait pas vraiment sa peur : sa curiosité prenait le pas dessus. Ceci pouvait-il être considéré comme une réelle domination ? Elle en doutait. Il lui apprit son nom. Béhékine. Puis, il lui demanda le sien. Elle regarda le chaton de brume face à elle.

- Je m’appelle …

*-Donner son nom à un démon est très dangereux. S’il possède un nom, le démon peut posséder la personne, la manipule, la tuer ou la blesser. Il ne fait jamais donner son nom à un démon.
- Il est différent.
-Tout démon a un esprit malfaisant.
-Tais toi.*

Le cœur rendu battant par les révélations de sa voix elle articula enfin son prénom, découvert si peu de temps auparavant.

- … Odéline.

- Odéline...

Béhékine semblait goûter ce nom comme une friandise nouvelle et particulièrement savoureuse.
Le chaton de brume sourit, et sa bouche parut trois fois trop grande pour sa tête.

- Ta compagnie fut vraiment agréable, Odéline.
Je vais te laisser à présent : un prêtre exorciste est en route par ici, sans doute prévenu par les gens que j'ai réussi à faire fuir... je sens son odeur d'encens...
J'espère que nous nous reverrons. D'ici là, reste curieuse... mais pas trop.

Le chaton de brume se dissipa, puis la brume qui enveloppait la place sembla poussée par un vent inexistant et s'enfonça doucement entre les ruelles. Un murmure incompréhensible la suivait de près.

[Fin avec Béhékine ? A moins que tu aies d'autres idées, bien sûr. ^^]

La façon dont il prononça son nom la fit frissonner. Ce n’était ^lus un nom, c’était devenu un bonbon, qui fondait sur sa langue brumeuse. Il lui sourit, et sa bouche soudain immense, la fit rire. Son rire s’éteignit pourtant immédiatement lorsqu’il lui dit qu’il devait partir ses yeux se firent tristes. Avant qu’elle n’ait eu le temps de répondre, la brume s’évapora.

- Moi aussi j’aimerais te revoir … Béhékine …

Ce n’était qu’un murmure d’une jeune fille restée seule au milieu d’une table vide, abandonnée. Elle regarda longtemps la ruelle où le démon avait disparu, se sentant soudain très seule. Comment allait-elle expliquer cela à Siffroy ? La croirait-il seulement ? Elle reversa sa tête en arrière et regarda les étoiles. Elle fit semblant de dormir lorsque le prêtre à l’encens puant arriva et retourna chez elle à pas lents alors que l’aube se levait. Elle prépara à Siffroy son café, et ses tartines au fromage et au saucisson, comme chaque matin. Lorsque son hôte se leva, tout trônait sur la table, et elle l’attendait, un peu rêveuse. Il commença à manger. Puis, d’une voix douce, elle dit, sans vraiment le regarder :

- Cette nuit, je ne pouvais plus dormir, alors je suis sortie et j'ai rencontré de la Brume. C'était un démon, très gentil. Il m'a fait danser. Une belle danse. La valse. Il te plairait je crois.

Siffroy s'étrangla avec sa tartine, le fromage quand ça passe de travers c'est pas particulièrement bon. Alors comme ça elle sortait la nuit, elle parlait à des inconnus, dansait avec les premiers passants, donnait avec son air rêveur presque l'impression d'en tomber amoureuse et elle revenait le lui dire le matin à son âge ? Oh il allait lui faire un sermon qu'elle ne serait pas prête d'oublier la petite

Alors toi j'ai deux mots à te dire jeune fille ! Tu te rends compte que ...

Il savait déjà qu'il n'arriverait pas à finir son sermon en face d'elle, elle paraissait trop gentille et trop naïve mais tant pis.

[FIN]