[Terminé] Une nouvelle année [libre] [Fête du Couronnement 2787]

Sol sol la

Une drôle de petite musique triste jouait dans sa tête. Elle était venue là afin d’être tranquille, un instant. Seule, sans eux, sans leur bruit permanent, sans le son de leur haine et de leur folie.

Sol do si

Elle avait eu besoin, en ce jour étrange, revenant depuis des siècles, toujours le même mais chaque fois un peu différent, sans se démarquer assez pour qu’elle puisse les citer, chacun, dans l’ordre. Elle en avait tant oublié. Elle avait eu besoin, même d’être un peu sans lui, quelques heures, sans son frère, tant aimé, tant adoré.

Sol sol la

Juste quelques moments, seule.

Sol ré do

Ses pieds s'enfonçaient profondément dans la neige givrée qui craquait sous le moindre de ses mouvements, elle qui était pourtant légère comme une plume, comme une bulle. Même si la nuit était noire, elle n’avait pas peur, et ne semblait pas avoir de difficulté à se repérer. Elle était entourée de ténèbres si obscures et si profondes depuis si longtemps qu’il faisait presque jour, pour elle, en cette froide nuit.

Sol sol

La dentelle que les temps et les intempéries avaient sculpté sur la pierre la fascinait un peu (elle n’avait jamais su en créer de si belle), et ses doigts traînaient sans se blesser le long des rasoirs créés par les éléments sur les parois rocheuses, qui montaient à pic et à pic, sans jamais paraître vouloir s'arrêter. Jusqu’où ainsi grimpaient-elles ? Croyaient-elles pouvoir toucher du bout de l’aiguille leur demeure, à eux qui leur étaient tant supérieurs ?

Sol mi do

De là où elle était, elle voyait leur maison. Elle brillait, plus noire que la nuit noire, petite bille obscure dans le grand ciel, parmi les étoiles lumineuses et la Lune brillante, voilée, masquée.

Si la

Elle s’arrêta soudain, comme si elle avait atteint sa destination. Pourtant, il n’y avait rien. Rien de plus, rien de moins que dix centimètres, vingt pas, ou cent mètres avant, que dix centimètres, vingt pas, ou cent mètres après. Mais elle s’était arrêtée. Sa cape rouge, en laine épaisse, battait mollement au vent sifflant de la montagne, comme si celui-ci n’avait pas réellement de prise sur elle, alors que sa robe blanche s’enroulait autour de ses jambes, caressant sa peau, la léchant presque avidement.

La mi

Elle rassembla quelques branches, et alluma un minuscule feu, qui jamais n'aurait pu réchauffer qui que ce soit, mais qui trouait un peu l’obscurité, tel une bougie.

Mi ré do

Sous elle s’étendait Cruor. Ils régnaient sur Cruor. C’était leur propriété, leur domaine, leur terrain de jeux. Elle couvait la ville du regard. De là où elle était, elle n’entendait pas les rires, les chants, les flonflons, les cris, la sauvagerie contenue, mais elle l’entendait. Elle voyait les lumières, comme autant de lucioles. C’était un spectacle étonnant, que d’avoir la fête à ses pieds, si proche et si loin.

Ré do

Elle s’assit, et contempla encore un instant le minuscule feu. Puis elle se mit à fredonner cette musique triste.

Sol sol la sol do si sol sol la sol ré do sol sol sol mi do si la la mi mi ré do ré do

Puis elle souffla, alors que des feux d’artifices s’élevaient de la ville, le bruit des explosions couvrant les clameurs de joie.

Sol sol la sol do si sol sol la sol ré do sol sol sol mi do si la la mi mi ré do ré do

Nous étions soudain le premier Rubéen 2787, et Douceline avait, depuis bien longtemps, perdu le compte des ans. Mais aujourd’hui, c’était son anniversaire, et du regard, elle couvait le monde que son amour lui offrait.

Sol sol la sol do si sol sol la sol ré do sol sol sol mi do si la la mi mi ré do ré do

Sans grincement d’aucune sorte, une porte s’ouvrit, puis se referma avant de disparaitre, sans doute, laissant à sa place un homme masqué, en chemise aussi balnche que son manteau était noir. Douceline huma l’air, sans aucune manifestation de surprise. Pouvait-on encore la surprendre ? Pouvait-on encore étonner celle qui avait vécu plus d’un millénaire, vu le monde dans toutes ses formes ? Était-elle encore capable de ressentir ne serait-ce qu’une once de stupéfaction ? Tout dans son regard clamait l’inverse. Au son de sa voix, elle se retourna doucement. Lorsque ses yeux se posèrent sur l’inconnu, ce fut un peu comme s’ils le traversaient; elle ne semblait pas y accorder une véritable importance. Cependant, il y avait en lui quelque chose qu’elle connaissait, et reconnut immédiatement, sans avoir besoin d’y réfléchir. Elle n’en dit rien, pourtant.

Merci. C’est un jour un peu spécial aujourd’hui.

Sa voix était douce, évidemment, mais étonnamment monocorde. Vu qui il était, elle ne se souçiait pas vraiment d'agir “normalement”. Elle ne savait pas du tout s’il saurait dire qui elle était, mais celui qu’elle pouvait, sans doute, appeler son neveu avait gagné beaucoup de capacités étonnantes. Ainsi, même s’il ne l'avait jamais vue, s’il ne lui avait jamais parlé, peut-être sentirait-il quelque chose. En tous cas, elle n’avait pas envie de feindre la peur, la surprise, ou même la curiosité. Elle savait comment il était arrivé là, pourquoi il portait un masque. Elle n’avait aucun intérêt réel pour le monde, mais savait ce qu'il s’y passait; c’était, après tout, son rôle auprès de Lui. La Réprouvée se retourna vers la ville de nouveau.

C’est une très belle vue, n’est-ce pas ? Je ne sais pas si je pourrais un jour m’en lasser. Alors qu’il y a tant de bruit au coeur de la ville, tout est si calme ici. Peut-être est-ce pour ça que vous m'avez entendue ? Je dois bien être la seule à faire de la musique, dans cette région, à cette heure, aujourd'hui.

Il était toujours un peu étrange de lui parler, à cause du ton neutre de sa voix, pourtant si douce, si mélodieuse. Comme si une barrière était imposée entre elle et le monde, une distance invisible.

Rapidement il fut près d’elle, et confirma ses pensées sur la vue. Elle hocha la tête doucement lorsqu’il lui dit préférer l’autre côté de la vue, et la renseigna sur sa précédente position.

Peu de gens supportent autant de calme, je le crains. Mais la vue du point où vous vous teniez devait être également impressionnante. Si haut, les détails doivent disparaître, et on doit avoir une vue d’ensemble, peut-être un peu comme ici, mais en ayant la sensation de faire partie de la ville, je suppose.

Elle se tourna vers lui, et détailla son visage. Elle était incapable de déterminer s’il était beau ou pas: elle n’avait jamais trouvé aucun humain beau, mis à part son Adoré. Cependant, elle voyait la gravité qu’elle avait perçue dans ses yeux sur tout son visage. Elle le savait assez jeune, mais il paraissait abîmé. Elle retrouvait dans ses traits un peu de sa Soeur. Il aurait cependant haÏ cette remarque, elle le savait. Mais la ressemblance était si ténue que personne ne connaissant pas ce lien de parenté n’aurait pu faire le lien entre Eve et son fils, même en ayant vu la Réprouvée sans ses masques. Elle ne fit cependant aucune remarque à ce sujet. Elle se demanda simplement combien d’enfants, de petits-enfants et d'arrières-(etc-)petits enfants de Réprouvés arpentaient ce monde, sans rien connaître de leurs origines. Si elle n’était pas concernée, ne s’étant jamais donnée ainsi sauf à Lui, les autres n'étaient pas dans son cas, et tous ces hommes avaient fort bien pu éparpiller leur descendance au fil de leurs conquêtes et de leurs errances.

N’avez-vous personne avec qui célébrer ce changement d’année ?

Comment pouvez-vous être sûr qu’elle n’ait toujours que quelques mois, si vous avez perdu la notion du temps ? lui souffla-t-elle en souriant.

Elle croisa son regard, le soutien de ses yeux clairs, un peu transparents. C’était étrange, elle ne retrouvait rien de sa Sœur dans ce regard. Avait-il tout pris de son père ? Elle lui retourna ensuite son sourire, avant de répondre à sa question:

Non, mes frères et sœurs sont occupés, et je n’ai pas d’amis. J’ai cessé de compter les années qui passent, seul le gâteau d’anniversaire m’importe, glissa-t-elle dans un demi-sourire.

Il était vrai que, depuis, quelques temps, elle avait de plus en plus souvent faim, ou en tous cas, envie de manger. Elle avait toujours été gourmande, un véritable petit bec sucré, qui tombait en adoration devant n’importe quel gâteau, que l’on pouvait appâter à la promesse d’une crème montée ou d’un coulis. Cependant, à l’époque dont elle venait, les filles n'avaient pas le droit à ces péchés là, et, toute sa vie, elle avait dû réfréner ces élans pour être la jeune fille convenable, bonne à marier, que l’on attendait d’elle. Pourtant, peu à peu, après que son frère soit devenu évanescent et qu’elle ait juré de rester sienne toute entière, ce penchant était revenu au galop, et des années durant, elle s’était baffrée, gargarisée, régalée, sans pourtant sembler prendre un gramme. Lors de la Fin, il lui semblait se souvenir que la nourriture était devenue une obsession, presque une fin en soi. Mais depuis au Réveil, cela avait disparu, comme si ce goût s’était mis en sommeil. Mais lentement, cela revenait, et cela lui semblait de plus en plus fort, à la manière d’un estomac vide qui réclame sa pitance à grands coups de gargouillis après un long jeûne. Elle rêvait donc d’un pigeonneau pressé au foie gras et aux morilles, accompagné d’une riche sauce brune, à base de beurre et de jus de viande, avec un excellent vin, et un fraisier bien crémeux, composé d’un biscuit entre la madeleine et le macaron, avec une crème montée à la perfection, à la fois ferme et aérienne, garnie de fraises sucrées et acidulées, d’un rouge vif à l’extérieur, rosées dedans, fermes et juteuses.
Elle chassa de son esprit ces pensées parasites, et reporta son regard sur la ville.

Vous avez l’air de quelqu’un qui connaît les hommes et leurs vies. Diriez-vous que les gens sont heureux, en ville et ailleurs ?

Elle sourit à sa réponse, et n’eut pas le coeur de le contredire. Elle savait, elle, que la fillette avait déjà passé ses un an. Qu’elle aurait, le lendemain, un an et demi. Comment le savait-elle ? L’Ombre avait des réseaux d'information dont il valait mieux ne rien savoir. Et Garmyr avait toujours été dans leurs centres d’intérêts. Il était le fils d’Eve, leur neveu à tous, et avait bien d'étranges capacités. La grand-mère n’avait pas rencontré sa petite-fille, mais chacun savait son existence, et la possibilité de s’en servir comme appât, ou moyen de pression si un jour ils avaient besoin de Crow. Exactement comme chacun savait que si un jour le Chasseur leur échappait, la femme qu’il clamait haïr et l’enfant dont il affirmait n’avoir irne à faire seraient d’excellents moyens de raccourcir sa laisse et le ramener près d’eux, à leur botte.
Elle écouta cependant avec attention sa réponse autour du bonheur. Elle savait ce qu’il était, même s’il ignorait qu’elle savait, et prenait cet aspect en compte dans ce qu’il lui disait. Elle hocha même la tête doucement. Ce qu’elle entendait lui faisait mal, en quelque sorte. Elle n’aspirait qu’à guérir, soigner, faire vivre, et c’était ce qu’Il lui promettait depuis toujours: son monde, leur monde serait bien portant. Il lui avait juré qu’avec lui, les hommes seraient plus heureux, mais quel moyen avait-elle d’en juger ? Il lui fallait questionner, puisque ce qu’Il lui disait ne lui suffisait plus, à présent que ce qu'elle avait vu avait distillé en elle un doute. La fin pouvait-elle réellement justifier les moyens ? Un monde meilleur justifiait-il la faim, la violence, la maladie, la mort plus qu'elle pouvait n’y remédier ? Ce qu’il lui dit autour de l’égoïsme et de toujours se faire passer en premier visait juste, elle le savait.

Je n’en pense pas grand chose, je n'ai ni le savoir, ni le recul que vous avez, dit-elle de ce ton neutre qui la caractérisait. Cependant, continua-t-elle, je crois que je vous rejoins. Nous ne pourrons jamais être heureux en étant aussi nombreux et aussi égoïstes.

Pourrait-Il résoudre cela ? Elle voulait croire que oui. Après tout, elle croyait en Lui, elle L’aimait, plus que tout, depuis des siècles, et Lui était toujours fidèle, depuis toujours, depuis aussi longtemps qu'elle s’en souvienne.

J’ai l’impression que la balance évolue doucement. Sans doute est-ce faux, mais j’ai la sensation que le monde évolue. Avez-vous pu voir des changements, de là où vous vous tenez ?

La guerre d’Hypnos ? Oui, elle avait vu le cimetière. Elle savait le sceau secoué, les équilibres bouleversés, les vies chamboulées. Elle savait les morts, les arbres, la magie dispersée, les Fils d’Hadès, les expériences. Elle savait le rôle de ses Frères et Soeurs éveillés, elle savait qu’Il avait joué dans tout ça. Elle savait, oui, l’influence que cela avait eu pour eux, la manière dont cela leur avait facilité la route.

Ecrasantes, oui …

N’était-elle pas elle-même écrasée ? Et lui ? N’était-ce pas ce qu’exprimait ce soupir aussi douloureux que puissant ?

Je vois. Le monde progresse sur un listel très étroit, et vous avez la responsabilité de faire en sorte que jamais la pièce ne bascule sur pile ou face, mais continue d’avancer en ligne droite ou en zig-zag, aussi aberrante que doive être sa trajectoire, n’est-ce pas ?

L’idée de l'innocence voila son regard. Avait-on vraiment protégé la sienne, d’innocence ? Sous couvert de la préserver, ne l’avait-on pas livrée au plus offrant, massacrée, galvaudée ? Etait-il vraiment possible, seulement, de garder cette innocence ? Car après tout, c’était ce qu’elle était, depuis toujours, pour Lui: l’innocence même, la candeur personnifiée, l’ingénuité faite femme, la pureté incarnée. Elle était lumière là où Il était ombre, elle était fraîcheur là où Il n’était que flétrissure, elle était bonté là où Il était manigances. Elle était la fleur intacte, la poupée virginale, le joyau de Sa couronne. Elle était sa soeur, sa Fille, son amour.

Mais était-elle toujours innocente ? Après toutes ces années ? Après ces siècles, ces millénaires? Après ces tortures, ces morts, ces exactions, cet enfermement ? Etait-elle toujours innocente en L’encourageant, en Le soutenant ?

Un sourire quelque peu mélancolique sembla étirer ses lèvres et teinter son regard, qu'elle reporta sur la ville en contrebas. Pouvait-on encore attendre de l’innocence de quiconque ?

Vous avez raison. Il faut y rester attentif. Ne pas baisser sa garde. Et toujours protéger les siens. N’est-ce pas la meilleure des raisons de s’engager ?

La simple mention du gâteau d’anniversaire suffit la faire saliver, et elle se morigéna intérieurement pour ça, tout en imaginant une sublime pièce montée de macarons aux goûts aussi fins que variés, composés des meilleurs ingrédients, aux garnitures fraîches qui, combinées à des coques parfaitement craquantes à l’extérieur et divinement moelleuses à l'intérieur, garantissaient un alliage parfait confinant à l’extase.
Elle hocha la tête à ses propos sur la protection des siens. décidément, il complétait ses pensées, ce neveu, ce soir. Pourtant, elle, avait-elle su protéger celui qu’elle aimait plus que tout de lui-même ? Elle n’en était pas certaine. Un instant encore, elle se laissa contempler la ville sans lui répondre, puis le regarda. Ressemblait-il à son père ? Eve se rappelait-elle au moins du visage de celui-ci ? Rien n’était moins certain. Parfois, elle se demandait pourquoi c’était Hölle qui était luxure, et non Eve. Du lointain montaient encore des rumeurs de fêtes, des cris de joie, mais aussi des bruits de bagarre, de souffrance. Une fusée explosa quelque part, provoquant un minuscule feu d'artifice à elle seule.

Vous n’auriez pas un gâteau avec vous, par hasard ? Toutes ces histoires de gâteau m’ont donné faim.

Elle était en train d’envisager de rentrer, Le retrouver, et reprendre le cours classique de ses jours. Mais elle avait envie de gâteau.

Lorsqu’il demanda où, elle le regarda, sans expression. C’était très exactement ce que sous-entendait sa question à elle, après tout: il n’y avait pas de gâteau, sur la montagne, juste ce pauvre petit feu. Cependant, lorsqu’il attrapa dans le vide une poignée, et ouvrit sa porte, elle aurait préféré qu’il s’abstienne. Contrairement à la majorité des gens à qui il devait faire ce manège, elle savait, en gros, ce qu'il y avait de l’autre côté, et surtout quels étaient les pouvoirs de ce lieu. Elle savait aussi qu’elle n’était pas de taille à affronter ce que ça révélerait et que son neveu, d’une certaine manière, voudrait lui faire alors. Pourtant, elle ne pouvait pas non plus refuser: il n’était pas idiot, et tenterait de la sonder. Elle savait qu’il pouvait s’énerver, devenir violent, et qu’il avait une puissance qu’elle ne pouvait revendiquer.
Il ne lui restait donc qu'une seule solution.

Je préférerais ne pas, émit-elle, de sa voix si étrangement monocorde.

lentement, une fumée noire sembla apparaître à ses pieds, et alors qu’en un clin d’oeil elle disparaissait, elle eut la politesse de dire:

Au revoir, Crow, peut-être à bientôt, Garmyr.

Et, lorsqu’elle se fut tout à fait volatilisée, alors que la dernière particule d’elle s’évanouissait, la musique qu’elle fredonnait se fit entendre de nouveau, comme émanant du feu qui finissait de mourir. Puis plus rien, silence et nuit. Douceline était partie, était allée retrouver son Frère, le Père, se blottir près de lui, la tête sur ses genoux, en rêvant de son prochain repas.

[Terminé pour moi ! Je te laisse clôre avec un message, si tu veux, sinon je verrouille !]