Une Belle Randonnée IV : Le dernier pas à accomplir. [Libre]

Voir Beldura changer de couleur aussi souvent dans un laps de temps aussi court amusa et inquiéta Sorga tout à la fois. Il savait que Lize la charriait gentiment - et il entrait volontiers dans son jeu - mais à voir cette réaction il se demanda s'ils n'avaient pas été trop loin.
Il se demandait aussi si la Reine n'avait pas récupéré son talent perdu pour changer de couleur comme un caméléon.
La réponse de la Reine le surprit plus encore, avant qu'il n'affiche une expression de dégoût en repensant au fruit honni.
Lize siffla, admirative :

- Et bien, nigaud, te voilà entre de bonnes mains ! C'est encore mieux que les baffes sur le crâne ! Je vais de ce pas préparer quelques fraises pour la suite de votre voyage.

La guérisseuse termina en quelques gestes rapides le bandage qu'elle faisait sur la corne blessée de l'homme-lézard puis partit dans la maison.
Sorga tapota du bout des griffes sa corne, puis demanda à Beldura :

- Pas trop de fraises, s'il te plait ?

Il faisait un peu le pitre, et forçait le ton plaintif de sa voix.
Comme il savait son amie à fleur de peau ces derniers temps, il retrouva bien vite un peu de sérieux et changea de sujet :

- Tu veux apprendre quel genre de recettes de Lize ? De cuisine ou des recettes pharmaceutiques ?
- Il n'y a bien souvent aucune différence entre les deux, nigaud. Mais ce sera bien sûr avec grand plaisir que je te donnerai certains de mes secrets.

Lize venait de réapparaître, avec un panier empli du reste des fraises récoltées la veille et un grand sac en toile qu'elle posa sur la table.

- Voilà, le sac dont j'ai parlé tout à l'heure, pour t'aider Beldura avec le tas de ferraille. Je m'en sers pour ramasser les herbes mais ça devrait être assez solide pour cet usage.

L'homme-lézard se redressa et, avec un sourire pour les deux femmes, se dirigea à son tour vers l'intérieur de la maison. Dans les minutes qui suivirent, il entreprit de sortir une à une les pièces de son armure. Il laissa pour le moment là où elle était la hache, gardant le plus massif pour l'heure réelle de leur départ.
Puis il commença à s'équiper.
La ceinture, tout d'abord, qui servait d'accroche pour les jambières qui suivirent. Sorga serra consciencieusement les lanières sur ses jambes et autour de ses genoux. L'acier de l'armure lui servirait ainsi de soutien pour ses articulations douloureuses et parfois défaillantes, comme s'il portait des prothèses.
Le plastron était un gros morceau, mais l'homme-lézard n'avait pas perdu l'habitude et se glissa à l'intérieur dans un seul mouvement sans hésitation. Le reste ne tarda pas à s'ajouter autour, s'accrochant grâce à moults lanières, chainettes et crochets. Le gambison était vraiment indispensable, la pression des lanières et le poids s'accumulant sur son torse et ses épaules risquant de le blesser s'il n'avait peu eu ce vêtement pour le protéger.
Néanmoins, ce contact avec son armure - comme une embrassade un peu rustre - lui avait manqué.
Sans les bras de l'armure, il craignait d'être un peu déséquilibré, même si le gain de mobilité n'était pas déplaisant.
Il fit quelques pas, sur le perron.
Le poids ne le gênait pas, bien réparti sur ses jambes.
L'enchantement de l'armure qui le mettait à la température parfaite aidait aussi.
Il sourit à Beldura.

- Ça faisait des mois que je ne l'avais pas enfilé. Elle m'avait manqué.

Sorga resta interdit en voyant son ami essuyer discrètement une larme. N'étant pas certain de ce qui avait provoqué cela, il ne savait pas comment réagir ni quoi dire pour la rassurer.
Sa respiration se bloqua lorsque Beldura tendit la main pour venir toucher son plastron et son cœur se serra un peu lorsqu'elle la retira vivement. Malgré tout, il parvint à sourire tout en détachant son heaume :

- La surface est froide, oui, je vais rester un peu au soleil pour y remédier.
Et j'ai toujours la sensation qu'elle est trop grande pour moi. Son véritable propriétaire a mis la barre très haut à ce niveau. Dans tous les sens du terme.

A côté de Zyrwatil, Sorga s'était toujours senti minuscule, en stature et en accomplissements. Son grand frère avait toujours veillé sur sa demeure souterraine, sur ses frères et sœurs sans jamais prendre de repos. Resté seul après leur mort, il avait continué à veiller. Même après que des pilleurs de tombe l'aient trouvé et tué, sa volonté lui avait permis de renaitre comme mort-vivant pour poursuivre ses meurtriers et reprendre sa mission.
Sorga savait la chance qu'il avait eu de pouvoir le connaître - il pouvait même parler d'un "sourire de Dame Chance" - et d'avoir reçu ses enseignements lorsqu'il en avait eu le plus besoin.
En ayant pu un temps emprunter cette armure et cette hache qui définissaient si complètement Zyrwatil, Sorga avait constamment tenté d'agir selon les codes de loyauté et de droiture propres au colosse disparu. Viser moins haut aurait été l'insulter.

Beldura s'éclipsa pour aller s'habiller et Sorga se retrouva seul avec Lize. Pour la première fois depuis leur arrivée ici. L'homme-lézard garda le silence un instant, s'occupant les doigts en ajustant les différents lanières et pièces de sa tenue d'acier noir.
Ce fut son amie qui brisa le silence, terminant son thé à petites gorgées :

- Tes genoux tiennent le coup ?
- Oui, c'est plus facile que ce que je craignais. Les lanières serrées et les jambières aident d'elles-mêmes on dirait. Hmmm... ton immonde breuvage doit faire effet, aussi.
- Bien sûr que mon remède fait effet ! Ne fais pas comme si ça te surprenait, nigaud !

Une pause, puis Lize demanda, plus sérieuse :

- Tu arriveras à tenir ?
- Je pense que oui. Si Beldura est avec moi, ça devrait fonctionner, même avec la hache. Au pire, je ferais deux voyages.
- Ne va pas te casser une autre corne, nigaud.

L'homme-lézard rit, puis termina d'attacher son heaume à sa ceinture, et à ce dernier morceau de tissu rouge qui était tout ce qui restait de son costume de carnaval.
Que répondre ? Il n'avait pas le choix. Il devait ramener tout ce qu'il avait dans le tombeau. Il n'arriverait pas à trouver le repos sinon.
Avec l'aide de Dame Chance et de Beldura, il avait confiance dans ses capacités. Et il n'avait pas très loin à parcourir.
A propos de Beldura...

- Tu veilleras un peu sur elle, après ?

Sa voix n'était qu'un murmure, si bien qu'il douta d'avoir été entendu par son amie. Pourtant elle finit par hocher la tête.

- Merci.
- De rien, nigaud. Merci à toi.

L'homme-lézard se sentait plus serein tout à coup : Beldura ne resterait pas seule.
Il connaissait assez Lize pour savoir qu'elle tiendrait parole.
Quelques minutes de silence, à apprécier simplement la compagnie l'un de l'autre puis Beldura réapparut sur le perron, en tenue de voyage, cheveux tressés. Prête au départ, il semblait bien.
Et lui, était-il prêt à partir ?
Quitter maintenant la demeure de Lize pour aller jusqu'à celle de sa famille, c'était mettre en mouvement l'ultime étape de son voyage et il savait très bien ce qui l'attendait après. Grâce aux potions de la guérisseuse, il sentait moins dans ses os l'échéance qui se rapprochait, et il se sentait moins dans l'urgence par extension. Pourtant, il savait aussi qu'il n'aurait pas été sage d'attendre que ses moments de faiblesse reviennent pour se mettre en route.
Sorga inspira et expira à fond avant de rendre son sourire à Beldura.
Inutile de remettre à plus tard ce qu'ils pouvaient faire dès maintenant. Et il voulait profiter d'être en forme pour discuter avec son amie une fois dans le tombeau, pour lui montrer et lui raconter tout ce qu'il y avait découvert.
Il s'en voulait toujours, de lui imposer ce voyage par crainte de ne pas pouvoir partager ces derniers moments avec elle, et espérait vraiment qu'elle saurait apprécier un peu ce qu'il voulait lui montrer.

- Bon, si nous voilà prêts... peut-être devrions-nous nous mettre en route tranquillement ? Profiter de ce soleil matinal ?
Hmmm... je sais ! On devrait commencer par voir si les brassières mises dans le sac ne sont pas trop lourdes pour toi, non ?

Aussitôt dit, aussitôt fait ; les éléments de bras de l'armure noire furent bien vite empaquetés dans le sac d'herboriste fourni par Lize.
Sorga le soupesa un instant, hocha la tête - pour lui, ce n'était pas trop lourd - mais se tourna vers Beldura en attendant qu'elle effectue l'essai elle-même.

- Si c'est trop lourd, je les porterai moi-même. Ne va pas risquer de te blesser.

Voir Beldura lutter pour soulever le sac inquiéta un peu Sorga, même s'il devait avouer trouver cela légèrement... charmant. Son amie ressemblait à une enfant tout à coup, faisant de son mieux pour aider à porter quelque chose de peut-être trop lourd. La situation avait beau être plutôt grave, l'homme-lézard sentit que cela l'amusait. A voir l'expression de Lize, elle pensait sans doute la même chose.
Finalement - et avec un peu d'aide de la vieille guérisseuse - la Reine parvint à ajuster le sac correctement sur son dos, assurant qu'elle pouvait y arriver.
Sorga sourit, hocha la tête.

- Très bien. Ne force pas surtout. Je vais chercher ma hache, puis nous allons nous mettre en route tranquillement.

L'armure clinquant à chaque pas, il entra dans le chalet et s'approcha de l'arme qui reposait toujours là où il l'avait laissée, contre le mur du fond, lames vers le bas.
L'homme-lézard était soudain nerveux, le souvenir de l'incident de la veille encore frais dans sa mémoire, la sensation de sa corne se fissurant lorsqu'il avait tenté de soulever l'imposante masse d'acier létale... son angoisse sembla réveiller ce froid qui s'installait en lui, il le sentait se propager peu à peu de ses os à ses muscles, tout mouvement soudain plus difficile, douloureux même, sa respiration prenant un rythme saccadée malgré lui.

Il ferma les yeux un instant, inspira et expira à fond à plusieurs reprises pour retrouver son calme. Il n'avait pas le choix de toute façon, il devait y arriver cette fois ! Puis, il s'adressa directement à son frère, comme lors de sa crise sur le pont d'Albus, dans une prière, une supplique silencieuse :

"Je sais que je t'en demande beaucoup, mon frère, mais j'ai vraiment besoin de ton aide, une dernière fois. Nous sommes si près du but. Je peux te rendre tout ce que tu m'as laissé utiliser pendant ton absence. Juste encore un peu... prête-moi ta force, je t'en supplie. Beldura est avec moi, il faut que je puisse la protéger sur le chemin..."

Sorga ignorait si Zyrwatil était véritablement capable de l'entendre depuis l'au-delà ou si sa prière lui permettait de retrouver le contrôle de ses émotions. Dans tous les cas, le froid qui s'était invité dans ses membres reflua après un instant, le laissant avec la sensation d'être plus léger que jamais malgré l'armure qu'il portait. C'était le moment ou jamais...
Gardant en tête le fait qu'il avait à protéger Beldura, l'homme-lézard referma sa main sur le manche de la hache, la ramena vers lui et, dans un geste qui lui parut trop enfantin pour être vrai, la souleva puis la fit pivoter, sa deuxième main venant l'attraper près des lames. Il la fit passer dans son dos avec cet enchainement répété mille fois lorsqu'il se préparait chaque matin au Palais, venant la caler contre les aimants puissants placés le long du dos de l'armure.
Il y eut un "clic", et ce fut réglé.
Sorga testa un instant quelques mouvements pour voir si le poids ajouté par l'arme était supportable puis, satisfait, il rejoignit Beldura et Lize dehors, un sourire presque resplendissant sur son faciès de lézard.

- Je crois bien que c'est bon. Beldura, mettons-nous en route, si tu es prête.

L'homme-lézard s'approcha de Lize, plus doucement.

- Navré de ne pas pouvoir rester plus longtemps, mais il vaut mieux profiter de tes potions tant qu'elles font effet pour avancer.
- Ne t'en fais pas, nigaud. Je comprends. Allez, viens par là.

Le prenant un peu par surprise, son amie s'avança à son tour vers lui avant de le prendre dans ses bras !
En vérité, la vieille femme lui arrivait tout juste à la poitrine et il craignait qu'elle se blesse avec l'armure mais, malgré ça et son propre embarras, l'homme-lézard lui rendit son étreinte avec précaution.
Lize lui prouva pourtant bien vite qu'il n'avait pas à faire attention en le soulevant sans efforts apparents. Lui, son armure, sa hache, comme s'il ne pesait rien ! Sorga écarquilla les yeux et lâcha un petit cri de stupeur. Il la savait plus costaude qu'elle en avait l'air de prime abord mais, à ce point ?
Son amie se mit à rire puis le déposa au sol avant de se détacher de lui, non sans prendre ses mains dans les siennes au passage. Ses yeux bleus pétillaient de malice.

- Navrée, mais ça me démangeait depuis un moment. Ça valait le coup aussi, vue ta tête.
Enfin...
Tu as raison, vous devriez avancer tant que les remèdes sont efficaces. Je suppose qu'on ne va pas se revoir de sitôt hmmm ? Ça m'a fait plaisir d'avoir croisée ta route dans cette vie, nigaud. Je viendrai t'embêter dans la suivante.
- Promis ?
- Que oui ! Mais ne m'attends pas, j'ai encore des choses à faire ici.

Sorga ne pouvait que sourire faiblement, un peu triste maintenant qu'il était clair que c'était la dernière fois qu'il la voyait.

- Allez, va faire honneur aux tiens.
Beldura, je te laisse garder un oeil sur lui. N'hésite pas à le gaver de fraises s'il fait ou dit des bêtises ! Ma porte sera toujours ouverte si tu veux passer sur le retour.
- Merci, Lize.

Son amie hocha la tête. Son sourire était franc mais ses yeux bleus très clairs étaient humides, même si elle faisait visiblement des efforts pour garder le contrôle de ses émotions.
Finalement, ils se lâchèrent les mains et Sorga se détourna pour sourire à Beldura. Lui-même avait la gorge un peu nouée mais - grâce ou à cause de - sa nature reptilienne l'aidait à ne pas pleurer des larmes de crocodile.

- En route ?


Ils se mirent en route ainsi, se dirigeant d'un pas raisonnablement tranquille le long d'un chemin qui s'enfonçait en pente douce dans la montagne, entre les conifères et au milieu du chant des oiseaux. Le soleil brillait à travers la frondaison, annonçant une journée qui promettait d'être parfaitement ensoleillée.
Sorga était concentré, et se répétait en boucle dans son esprit qu'il devait protéger Beldura, pour entretenir la flamme du don de Zyrwatil qui lui permettait de porter tout son équipement. Il restait vigilant aussi aux moindres signes de fatigue éventuels de son amie, conscient du poids qu'elle avait accepté de porter pour l'aider, prenant soin à marcher à côté d'elle pour toujours l'avoir dans son champ de vision.
La dernière étape de leur voyage avait commencé.
Ce n'était bizarrement plus de l'angoisse ou du stress qui le prenait en pensant à ce fait, maintenant qu'ils étaient lancés, mais plutôt une forme d'impatience, voire d'excitation à l'idée de pouvoir enfin montrer à Beldura le lieu de vie de sa famille. Il voulait lui parler de ce passé qu'il avait découvert par chance, des expériences de son créateur-père lui ayant donné naissance, de ses frères et soeurs bien plus incroyables que lui... bref, partager avec elle ce qu'il n'avait jamais encore pu partager avec quelqu'un - hormis avec Dame Chance, mais elle était un peu à part.
Malgré la fin. Malgré sa fin, qui approchait. Il voulait partager cela avec son amie. Et il pouvait le faire.

Avec leur allure tranquille, ils mirent un peu plus de temps que prévu pour arriver à destination. Sorga, concentré sur son mantra et sur Beldura, ne s'en rendit même pas compte. Ils avaient beau être assez loin du village - et de la civilisation par extension - ils ne surprirent pas d'animaux comme lors de leur première randonnée ; sans doute que les grincements persistants de l'armure de l'homme-lézard y étaient pour quelque chose, annonçant leur présence plus efficacement qu'une alarme ou une fanfare.
Ayant toujours apprécié les oiseaux, Sorga prenait plaisir à écouter le chant de la multitude qui vivait dans les branches au dessus d'eux, rompant parfois le silence pour montrer à Beldura un spécimen particulier s'il arrivait à les repérer.

Finalement, ils arrivèrent en vue de ce vieux muret partiellement effondré, n'étant au final qu'un repère visuel plutôt qu'un véritable obstacle ou une barrière, avec comme entrée en bout de chemin un portail en fer rouillé, toujours ouvert.
Le cimetière était quasiment à l'abandon et s'étendait sur plusieurs niveaux reliés entre eux par des escaliers de pierre plates. Au milieu des arbres, les sentiers pour y évoluer recouverts de plusieurs décennies d'aiguilles et de feuilles mortes, étouffant les bruits de pas des rares visiteurs. Les tombes les plus anciennes se recouvraient de végétation et de mousse, les noms sur les stèles difficiles à lire, les pierres autrefois droites aujourd'hui tristement penchées, fatiguées.
C'était un lieu particulier, hors du temps mais, plutôt que mélancolique comme certains lieux à l'abandon pouvaient l'être, il régnait une atmosphère de sérénité. C'était la maison des morts, un lieu de paix. La lumière du soleil descendait en rais dignes d'aurores boréales entre les feuillages jusqu'aux tombes, dans lesquels la poussière et les insectes venaient danser.

Sorga guida Beldura dans le cimetière en ralentissant encore un peu l'allure, comme un pèlerin qui viendrait d'arriver à destination dans un lieu sacré. Ils grimpèrent d'un niveau, suivirent un sentier pendant quelques minutes, se rapprochant de la paroi de la montagne progressivement, jusqu'à arriver devant un mausolée appuyé contre la roche, qui ne payait pas de mine pourtant. La porte était fermée et dénuée de toute décoration particulière, tout juste assez large pour que l'homme-lézard puisse passer avec son équipement sans trop se contorsionner.
Alors qu'ils s'approchaient, l'homme-lézard eut un mouvement de surprise et déclara :

- Tiens, je ne me souviens pas que c'était là ça...

Il y avait une superbe lampe-tempête posée au sol juste à côté de la porte du mausolée. L'objet incongru était propre et brillant, comme s'il venait tout juste de sortir d'un magasin et avait été déposé là aussitôt, à peine une heure auparavant.
L'homme-lézard s'approcha et s'accroupit pour observer la lampe-tempête de plus près, son armure produisant un petit concert de grincements lorsqu'il plia les genoux.

- C'est un coup de pouce de Dame Chance, on dirait. Les torches à l'intérieur ne sont plus de très bonne qualité, et sentent mauvais. Je dois avouer que c'était un problème, l'éclairage à l'intérieur, mais si on a ça, ce sera plus simple. Juste... je ne me rappelle pas l'avoir laissée là à mon dernier passage. Elle a l'air neuve... j'espère que son propriétaire ne l'a pas oubliée là et viendra la chercher pendant qu'on s'en sert...

Il ramassa la lampe et la tendit à Beldura pour qu'elle l'examine si elle le souhaitait. C'était vraiment un bel objet, en cuivre finement ciselé et brillant, aux parois en verre travaillées comme des lentilles de phare.
Sorga eut soudain comme un rire, s'amusant d'une ancienne blague :

- C'est toujours utile, un lampion de secours...

Beldura suivait tranquillement son ami, sans faire de bruit, sans se manifester, afin de ne pas le déranger dans ce qu'elle imaginait être une introspection peut-être douloureuse. Elle apprécia cependant grandement les moments où il lui montra des oiseaux, se promettant de faire de son mieux pour les retenir (les oiseaux ne l'effrayaient pas, tant qu'ils n’étaient pas trop près, auquel cas la vue de leurs serres tranchantes et de leur bec agressif l'inquiétaient toujours).
Lorsqu’ils arrivèrent devant ce petit muret partiellement effondré lequel marquait l'arrivée à un portail rouillé donnant sur un cimetière à l’abandon, elle ne put s’empêcher de marquer un temps d’arrêt. C’était, certes, très beau, mais cela restait un cimetière. Elle n’y était jamais véritablement à l’aise et cette fois-là n’échappait pas à la règle, loin de là. En effet, le lieu lui-même rappelait la raison de leur présence, et rendait la fin du chemin bien plus tangible, amplifiant dans tout son corps une douleur sourde et aveugle, qui couvait depuis l’annonce de Sorga et qu’elle faisait tout pour contenir.
Ils traversèrent le lieu sans bruit. Elle tenta de voir les noms sur les tombes qu’elle effleurait du regard, les dates aussi, mais ne put en saisir beaucoup. Elle était cependant fascinée par l'absence du bruit de leurs pas lorsqu’ils marchaient. Elle n’y était pas habituée: au Palais, elle portait beaucoup de chaussures à petits talons, même si elle leur préférait largement les chaussures plates. De fait, elle faisait du bruit en marchant, comme tous ceux qui évoluaient dans le palais, ses souliers claquant sèchement sur le sol, souvent de marbre froid. Ici, les aiguilles, les feuilles formaient un tapis touffu et moelleux qui étouffait les sons, leur permettant, si on excluait les grincements de l'armure, d’être exceptionnellement silencieux.
Lorsqu’ils arrivèrent au mausolée, elle ne put s'empêcher de poser sa main contre la roche froide, comme pour se rappeler que ce qu’elle vivait là était bien réel. Elle avait un peu de mal à y croire, et avait parfois la sensation d’un film qui se déroulerait devant elle. Elle ne put s’empêcher de se dire que, si elle y entrait avec Sorga dans ce mausolée, elle en ressortirait seule. Et cela déclencha chez elle un très long frisson qui remonta le long de sa colonne vertébrale pour venir hérisser sa nuque. Cependant, elle sourit devant l’étonnement de Sorga face à cette lanterne providentielle, un peu rassurée également à l’idée d’avoir un éclairage correct. Mais il était vrai que c’était étrange …

C’est étonnant ! Il n'y a pas l’air d’avoir beaucoup de passage par ici …

Elle se saisit de la lanterne, la retourna, l'effleurant en faisant attention à ne pas la casser, à la recherche d’une quelconque inscription. C’était un bel objet, vraiment, presque luxueux, et c’était assez étonnant, de fait de le voir abandonné là ainsi … Elle ne pouvait s'empêcher de craindre qu'à l'intérieur, il y ait quelqu'un ou quelque chose qui les attende.

[Pauvre Belle qui n’a pas la blague x))]

Sorga imita Beldura et vint poser une main sur la pierre du mausolée, frottant doucement pour nettoyer le peu de poussière qui s'y était accroché.

- Oui, l'endroit est quasiment à l'abandon. Les villageois utilisent un cimetière dans le hameau que nous avons traversé hier, à l'entrée des montagnes. Cette isolation est sans doute ce qui a décidé mon Créateur à venir s'installer ici.
Du coup, je me demande si ce n'est pas Dame Chance qui a laissé là cette lanterne, même si ça commence à faire longtemps que je ne l'ai pas vue. Ça n'aurait pas pu être Lize, car je ne crois pas qu'elle sache où est l'entrée du souterrain. Et... héhé... elle aurait mis un mot avec écrit "Nigaud" sur la lanterne...

Il sourit et son regard posé sur la lampe-tempête se fit pensif pendant quelques secondes.
La dernière fois qu'il avait vu Dame Chance, elle venait de le ramener à Elysée, prêt pour le sauvetage de la Reine enlevée par Isaac. Cela commençait donc à vraiment remonter, mais les mots qu'elle avait prononcées à ce moment restaient frais dans sa mémoire : elle avait promis qu'elle garderait un oeil sur lui.
Aussi inquiétante que pouvait être cette promesse venant de Dame Chance, il se demandait si la lampe-temête n'était pas un cadeau de l'imprévisible femme...
Que ce soit le cas ou pas, l'homme-lézard la remercia mentalement, tout en souhaitant ardemment qu'elle ne soit pas dans le tombeau à les attendre.

Sorga secoua doucement la tête, puis inspira à fond avant de demander :

- Navré de ne pas t'avoir demandé plus tôt, mais le sac avec les gantelets n'est pas trop dur à porter avec la marche que l'on vient de faire ? Je peux les reprendre si tu veux...
Et puisqu'on parle d'échanges...

Il fouilla dans son sac avant d'approcher Beldura. Prenant doucement la main de son amie dans la sienne, il y déposa deux petites perles blanches aux reflets bleutés.

- Garde-les. Pour le moment où tu voudras rentrer à Elysée.

Ces deux Voyageuses avaient coûté la totalité de l'argent qu'il lui restait. En tant qu'ancien garde du corps, il ne pouvait pas partir l'esprit tranquille s'il laissait la Reine refaire le chemin en sens inverse pour rentrer à Minos, via une contrée aussi sauvage.
Relâchant la main de Beldura, il lui sourit doucement puis recula de quelques pas et fouilla de nouveau dans son sac. Il en sortit une boite d'allumettes.

- Nous entrerons lorsque tu seras prête. Je devine que l'idée de t'enfoncer sous terre ne doit pas te plaire tant que ça. La première fois, je t'avoue que je n'étais pas fier non plus. Puis j'ai vu les lieux de vie dans la "maison des morts" et c'est devenu plus comfortable.

Beldura accepta les Voyageuses, avec des larmes dans les yeux. Elle serrait les poings et semblait faire des efforts surhumains pour parvenir à rester digne et à sourire.
Par les dieux et toutes leurs putains, ce qu'il pouvait se maudire d'infliger à Beldura ce voyage ! Il avait beau faire des efforts pour tenter de garder une façade sûre de lui, de se concentrer sur ce qu'il voulait lui montrer, il s'en voulait terriblement de voir à chaque fois son amie ravaler ses larmes.
Il se sentait égoïste, de ne pas avoir le courage de proposer à Beldura de briser tout de suite les Voyageuses et de rentrer à Elysée. N'aurait-il pas été moins douloureux pour elle de ne pas s'enfoncer sous terre ? De ne pas le voir continuer à s'affaiblir ? De ne pas être là pour le voir mourir ?
Sorga n'avait que quelques mots à prononcer, pour laisser à Beldura ce choix, pour lui montrer cette porte de sortie. Quelques mots, qu'il était trop lâche pour dire. Il ne voulait pas, lui non plus, devoir s'enfoncer dans les ténèbres du tombeau en étant seul. Il ne voulait pas être seul, lorsqu'il sentirait son corps s'affaiblir définitivement. Il voulait encore moins être seul lorsque son coeur cesserait de battre.

L'homme-lézard hocha doucement la tête puis alluma la lampe-tempête avec la petite flamme produite par une allumette. C'était la première fois qu'il voyait une lampe de ce type : c'était une mèche large qui brûlait à l'intérieur. Il ne savait pas trop dans quoi elle trempait mais elle ne produisait ni flamme ni fumée. Juste une lumière vive, blanche voire bleutée.
Il trouvait cette lueur très jolie, apaisante.
En se redressant, il offrit son bras libre à Beldura, lui souriant pour l'encourager :

- Je te souhaite donc la bienvenue dans la demeure où moi et ma fratrie sommes nés. En quelque sorte.

Tenant bien haut la lanterne devant lui pour éclairer au mieux et le plus possible, il s'avança dans le tombeau. Un petit couloir de quelques pas seulement, l'ambiance qui déjà se faisait infiniment plus silencieuse, sans cris d'oiseaux ni vrombissements d'insectes ou vent dans les arbres, puis cette petite salle toute simple avec un autel face à l'entrée. Une rosace de deux mètres de diamètre décorait le sol, et c'était bien là tout ce qu'il y avait de remarquable.
Sorga avança jusqu'à l'autel et y déposa la lampe avant de nettoyer machinalement la fine couche de poussière accumulée sur la pierre.

- Mon Créateur était Alchimiste. Spécialisé dans les modifications des plantes pour les rendre plus résistantes, ou plus productives dans le cas des comestibles. Puis, un jour, il a trouvé la pierre philosophale. Je ne sais pas comment, il ne l'a jamais précisé dans ses journaux. Mais l'artefact lui a permis d'étendre ses travaux à d'autres êtres-vivants que les plantes. Le pouvoir de la pierre philosophale l'a aussi rendu paranoïaque, et la crainte de voleurs ou pire lui a fait commander la construction de ce tombeau caché dans Héraclès, pour poursuivre ses travaux en paix.
Après tout ce temps, je ne suis pas sûr que ses craintes étaient fondées à propos de voleurs ou de la jalousie de ses confrères. Il en était persuadé, ça c'est sûr, mais c'était peut-être uniquement dans son imagination.

Approchant une main d'un des symboles gravés sur l'autel, dans un coin et sans que rien ne le différencie plus que cela des autres, il conseilla à Beldura avec un sourire :

- Ecarte-toi un peu de la rosace au sol s'il te plait : l'entrée est cachée dedans. La première fois que je suis venu ici, je savais d'instinct où appuyer pour ouvrir le passage. C'est juste là, regarde...

Il attendit qu'elle se soit éloignée de la rosace cachant l'ouverture de l'escalier, puis lui montra l'endroit exact où il posa son doigt.
Il y eut un très léger clic, suivi du bruit sourd et répété d'un mécanisme se mettant en branle, et la rosace s'enfonça dans le sol, se segmentant peu à peu autour d'un axe central pour se transformer en escalier en colimaçon.
L'homme-lézard récupéra la lampe-tempête.

- Je te promets que c'est la partie la plus bizarre de la visite. Le reste ressemble à un manoir souterrain.

Après deux rotations de colimaçon en descendant lentement et avec précaution les marches qui étaient au final assez étroites, ils arrivèrent dans la salle d'embaumement.
Là où Sorga, accompagné de Garmyr, avait eu le droit à une attaque de morts-vivants défraichis lors de sa première visite. Heureusement, tout avait été nettoyé depuis, les corps évacués, les inquiétants outils stockés ailleurs. Ne restaient que les tables de pierre le long des murs. De fait, l'homme-lézard se demandait si cette salle, à l'origine, n'avait pas été le premier laboratoire caché de son Créateur, avant qu'il ne refasse agrandir le tout pour accueillir tous les lieux de vie sous la montagne.
Il expliqua cette théorie à la Reine, présentant la salle comme "l'allée devant le manoir, juste après le portail", omettant bien sûr la présence première dans la salle de morts-vivants aux intentions meurtrières qui les avaient attaqués lui et Garmyr. Si l'aniformus avait apprécié l'attention, Sorga avait fini par grimper littéralement au plafond.
Beldura n'avait pas besoin de s'imaginer des zombies errant dans ce souterrain, tandis qu'elle craignait déjà l'obscurité...

La grande double porte au fond de la salle était restée ouverte, l'homme-lézard ayant fait jouer le mécanisme servant d'ouverture pour que l'air circule un peu dans le souterrain pendant son absence. La lumière de la lanterne n'éclairait qu'un infime fragment de la salle au-delà, et les bruits de pas qu'ils produisaient leur revenaient en échos distants depuis l'ouverture sombre, preuve des dimensions imposantes de leur destination.
Sorga avança tranquillement, tout en expliquant à Beldura :

- Nous allons arriver dans la grande salle de Bal, si je peux l'appeler ainsi. Mon frère m'y a fait danser pendant de longues journées, alors ça colle je suppose.
Je ne sais honnêtement pas trop à quoi elle sert, dans cette demeure souterraine... enfin, je vais te laisser la découvrir.

Ils progressèrent jusqu'à l'embrasure de la grande porte et l'homme-lézard leva bien haut sa lanterne pour éclairer au mieux l'intérieur. De forme circulaire, elle était pourtant encore trop vaste et le plafond trop haut pour que la lumière ose espérer atteindre une quelconque extrémité. Les ténèbres restaient, dans cette chambre grande comme un stade, une arène, d'au moins une bonne trentaine de mètres de diamètre.
Le silence des lieux était absolu et tenait à le rester, le moindre son se réverbérant en échos accusateurs autour d'eux.

- C'est ici que j'ai rencontré pour la première fois mon grand frère, Zyrwatil. Le propriétaire légitime de tout cet attirail...
Sorga montra d'un geste son armure et sa hache.
- Tu sais, je me suis imaginé plein de fois comment se serait passée une rencontre entre toi et lui... Mais je ne suis pas certain que tu aurais apprécié le voir, dans un premier temps au moins. Je suis parfaitement normal comparé à ce qu'il était.
Il était vraiment impressionnant. Plus solide et fort qu'une montagne. D'un calme absolu aussi. Il m'a soutenu et appris tout ce qui m'a permis de me remettre d'aplomb, lorsque j'étais blessé et à ta recherche...
J'ai eu une chance infinie de le connaître, étant donné l'enchevêtrement de circonstances qui nous a permis de nous rencontrer.

Sorga fit quelques pas, lents, dans la salle, dévoilant doucement dans la lueur de la lanterne le motif immense de rosaces entremêlées qui décorait le sol, la géométrie aidant à se faire une idée de la taille réelle de la chambre.
L'homme-lézard pointa un doigt vers une dalle spécifique du sol. La pierre était brisée et enfoncée à plusieurs endroits, comme si un poids terrible l'avait percutée à grande vitesse.

- C'est moi qui a fait ça.

Il y avait une certaine fierté dans la voix de l'homme-lézard, un peu infantile.

- Qu'en penses-tu pour l'instant ? C'est un beau loft, pas vrai ?

Si Beldura semblait au départ de plus en plus inquiète en avançant, accrochée à son bras, la vue de la grande salle l'avait visiblement surprise, suffisamment pour qu'elle se décroche de lui et fasse quelques pas dans le cercle de lumière projetée par la lanterne. Sorga en était soulagé de voir son amie se détendre ainsi, au moins un peu.
Il hocha la tête à ses questions, acquiesçant avant de lui répondre, levant haut au dessus de sa tête la lanterne pour tenter d'éclairer le plus possible et de, peut-être, parvenir à illuminer le plafond, au moins autant décoré que le sol. Peine perdue, l'obscurité faisait de la résistance.

- Oui, c'est grand et surprenant. Je ne m'y attendais pas non plus, la première fois.
Je ne suis venu qu'une poignée de fois, au final. Tout juste assez pour que je considère l'endroit comme une deuxième maison.
Sur la construction... je ne sais pas trop. Peut-être que c'était une cavité naturelle qui a été aménagée et redécorée comme ça. Ou peut-être que c'était le début d'un projet plus monumental avant que mon Créateur ne revienne à une idée plus pragmatique. Je sais juste qu'il avait embauché pas mal d'ouvriers pour les travaux, dépensant sans compter pour garantir leur silence sur l'emplacement de cette demeure souterraine. L'argent n'était pas un problème pour lui, je suppose ; il avait la Pierre Philosophale, et on dit bien qu'elle peut changer les métaux en or...

L'homme-lézard étouffa un petit rire en reportant son attention sur la dalle brisée au sol.

- En vrai, c'est un peu embarrassant à raconter, même si j'en souris aujourd'hui et que ce fut une expérience plutôt... instructive.
Zyrwatil m'a entrainé pour développer ma force, afin que je puisse manier sa hache et porter son armure. J'ai galéré. Beaucoup, avant d'arriver à la fraction de la force qu'il possédait. Il avait fait la promesse qu'il me retiendrait enfermé dans ce souterrain tant que je ne l'aurais pas frappé avec sa propre arme. Un peu radical comme motivation pour un entrainement, mais ça a été efficace...
Bref... quand j'ai pu revêtir l'armure pour la première fois, tenir la hache sans m'effondrer sous son poids, et que j'ai vu mon frère devant moi sans cette protection... j'ai tenté ma chance.
Donc, cette dalle brisée au sol, c'est moi qui l'ai fait avec mon dos, en la percutant à grande vitesse, après que mon frère m'ait fait faire deux ou trois ou dix révolutions dans les airs. Je ne suis pas sûr exactement du nombre de tours que j'ai fait...
Je suis revenu à moi avec dans les oreilles le rire de Dame Chance qui résonnait dans la salle, et le visage calme de Zyrwatil penché au-dessus de moi. Il ne m'a pas reproché ma tentative prématurée. Il n'en avait pas besoin, j'avais compris le message.

Il se gratta l'arrière du crâne, gêné de révéler ainsi un vrai moment de bêtise de sa part.

- Heureusement, il ne m'avait pas fallu longtemps pour m'en remettre et pouvoir reprendre l'entrainement.
On poursuit la visite ? J'aimerais allumer le poêle du salon rapidement, histoire qu'on ait une salle qui se réchauffe et se sèche tranquillement pendant qu'on explore. Une fois qu'on aura rendu son équipement à feu mon frère, on pourra se poser un peu dans ce salon. Qu'en dis-tu ?

Tout en parlant, l'homme-lézard s'était progressivement avancé vers le fond de la salle, où il savait qu'un couloir les attendait, conduisant vers les autres salles de vie du souterrain.
La lumière de sa lanterne se refléta soudain sur un objet posé au sol dans l'obscurité, comme une surface polie et brillante de petite taille.
Intrigué car se souvenant parfaitement n'avoir rien laissé derrière lui lors de son dernier passage, Sorga s'avança encore et ne tarda pas à éclairer...

- Mais... C'est quoi ce bazar ?

Le bazar en question, était une deuxième lanterne, identique en tous points à celle qu'il avait dans les mains !
Il tourna un regard incrédule vers son amie, cherchant son soutien pour savoir si elle voyait également la même chose.

Beldura vint se raccrocher à son bras, exprimant son inquiétude légitime.
Sorga ne parvint pas à trouver les mots immédiatement pour tenter de la rassurer, pas plus rassuré qu'elle au final. La première lanterne à l'entrée du tombeau l'avait surpris, mais en voir une deuxième à l'intérieur - derrière les mécanismes cachés - ça le secouait déjà un peu plus.
Ce ne pouvait être que Dame Chance la responsable, et l'homme-lézard n'était pas certain d'apprécier l'attention. Certes, étant donné les circonstances, c'était peut-être le seul moyen qu'elle avait trouvée pour lui communiquer son soutien mais, pour Beldura, il réitéra en pensée son voeu de ne pas tomber sur la mystérieuse femme lors de leur visite des lieux. Ou pire : il souhaitait ne pas tomber sur Lampion, car il était certain que la Reine ferait une crise de panique à la vue du lézard cracheur de feu.
Avec tout ça, Beldura attendait toujours une réponse de sa part, accrochée à son bras, aussi Sorga chercha - précipitamment - les mots pour la rassurer :

- Je... je ne pense pas.
Je ne vois que Dame Chance pour faire ça mais je ne crois pas qu'elle soit encore là. Elle est toujours à courir partout... et même si elle est là, elle n'est pas méchante. Bizarre et imprévisible, ça oui... mais pas méchante.

Comme un raz-de-marée, une avalanche ou une tornade, en somme. Pas méchante en soi... mais capable de bien mettre le bazar.
Il garda cette dernière réflexion pour lui et, conscient que sa réponse risquait de ne pas beaucoup rassurer Beldura, il ajouta en souriant :

- C'est grâce à Dame Chance si j'ai pu me retrouver avec les autres pour... venir te chercher chez Isaac. Elle m'avait ramené à Elysée en un claquement de doigts... et je ne sais pas trop comment, mais elle avait réussi à très vite se faire accepter par Zyrwatil...
Tiens, je viens d'avoir une idée ! Et si j'allumais cette deuxième lampe, et qu'on la laissait là où elle est pour maintenir un peu de lumière dans cette grande salle pendant qu'on avance ? Ou alors tu peux la prendre avec toi ? Comme ça on en aura une chacun ! Qu'en dis-tu ?

Le choix fut vite pris par Beldura, et Sorga prit un instant pour allumer cette nouvelle lampe avant de la placer au sol, bien en évidence face au couloir.
Puis ils s'engagèrent dans ce dernier, son amie toujours vissée à son bras.
L'homme-lézard tenait bien haut sa lanterne de sa main libre, guettant les ténèbres et craignant peut-être un peu lui aussi de révéler tout à coup un sourire malicieux, ou d'entendre un "Huhu..." au milieu des échos de leur pas.
Rien de tout cela ne surgit soudain, fort heureusement sans doute.
Ils arrivèrent bien vite en vue d'une lourde porte métallique sur leur gauche, légèrement entrouverte. Sorga ralentit le pas, et ouvrit entièrement la porte sans entrer dans la salle de petite taille qu'il révéla avec sa lanterne, éclairant le capharnaüm organisé de la forge réduite au silence, les rangées d'outils divers et de pièces de métaux bruts alignés contre les murs et sur les râteliers, l'enclume brillant comme l'argent, l'âtre froid...

- La forge de mon frère Tarko. C'est lui qui a fabriqué cette armure, cette hache, et sans doute beaucoup d'autres objets magnifiques, que mon Créateur modifiait ensuite grâce à son alchimie. Tarko était un artisan incroyable. J'aurais aimé le rencontrer.
Il avait appris à Zyrwatil comment forger. Tu l'aurais entendu, Belle ! Lorsque Zyrwatil frappait sans relâche sur l'acier, le son et la chaleur se ressentaient depuis l'entrée ! C'était assourdissant !
...
Ça fait bizarre de la voir éteinte comme ça... j'espère que dans le futur, quelqu'un saura revenir ici et la remettre en marche.

Plus son ami tardait à lui donner une réponse, plus son angoisse montait, et plus elle s’accrochait fort à son bras, tentant désespérément de se rassurer par sa seule présence. Elle ne savait pas à quoi il pensait, mais n’était capable d’imaginer que le pire, aussi son silence n’était pas pour la rassurer, et lorsqu’il prit la parole, elle ne put retenir un soupir de soulagement. Elle sourit à l’évocation de Dame Chance. Son ami lui en parlait souvent, mais elle ne savait pas vraiment si c’était une personne. Elle supposait que c’était le cas, mais ne savait pas comment le vérifier. Pourtant, lorsqu’il l'évoqua à cet instant, elle eut la certitude qu’elle était réelle, et venait, elle aussi, à sa manière, de saluer Sorga pour … La gorge de Beldura se noua. Il fallait qu’elle cesse de penser. Sa manière d’évoquer le jour où ils étaient tous venus la sauver chez Isaac lui serra le cœur également. C’était le début de ce qu’elle voyait comme sa trahison personnelle, ce qu'elle avait toujours du mal à se pardonner. Elle ne dit rien, et lui fut reconnaissante de ne pas continuer sur le sujet. Lorsqu’il lui proposa de laisser la lampe à son emplacement, elle approuva: elle ne pouvait s'empêcher de penser que lors du retour qu’elle redoutait tant, cela pourrait lui être utile.
S’accrochant toujours à lui, elle le suivit dans le couloir, éclairé uniquement de leur lanterne. Le bruit de leurs pas se répercutait le long des cavités et elle craignait toujours qu’un autre bruit ne vienne troubler le silence. Lorsqu’ils arrivèrent devant une porte mal fermée, Belle se sentit frissonner. Était-ce normal ? Et si quelque chose les attendait là-derrière ?! Et si … Mais elle n’eut pas le temps de finir ses angoissantes supputations que Sorga ouvrit totalement, sans paraître nerveux du tout, et lui éclaira ce qui lui apparut comme une forge éteinte. L’entendre lui en parler l’émut. Il y avait un feu, une tendresse dans sa voix qui lui fit un drôle d’effet, et elle se serra plus contre lui, pas par peur cette fois.  Elle le regarda avec dans les yeux une étincelle douce, tendre. Bon sang, ce qu’il allait lui manquer.

Et toi, sais-tu la faire marcher ? lui demanda-t-elle en souriant.

Au fond d’elle, elle ne pouvait s’empêcher de songer que, si elle n’avait pas eu si peur du feu, peut-être un jour serait-elle revenue exécuter ce vœu de son ami. Peut-être aurait-elle pu s’occuper de la forge, de la remettre en marche,e t fabriquer de multiples objets avec. Peut-être que, si elle n’était pas si faible, si névrosée, ni désespérément inutile, elle aurait pu le faire.

Belle, version alternative:

- Malheureusement, non. C'est tout juste si je sais entretenir cet équipement, alors l'utilisation de la forge en elle-même... je ne saurais même pas l'allumer convenablement je pense.

Souhaiter voir un jour la forge se rallumer était un vœu pieux, et sans doute irréalisable. Sorga en avait conscience. Lorsqu'il aurait... disparu, il ne resterait plus que Beldura et Dame Chance pour savoir qu'il se trouvait caché dans ce cimetière un souterrain, forge éteinte ou pas. Il y avait donc peu de chances pour qu'elle soit réutilisée un jour.
L'homme-lézard eut pourtant pendant une infime seconde l'image de la Reine usant de ses pouvoirs dans la forge pour travailler le métal sans efforts. L'idée était tellement stupéfiante et incongrue qu'elle lui échappa à l'instant où il commençait à s'en étonner.
Il secoua la tête, puis sourit à Beldura en s'écartant de l'entrée de la forge.

- Allons, continuons, le salon n'est plus très loin. J'espère que l'odeur de ragoût et de tartiflette s'est un peu dissipée depuis mon dernier passage. Dame Chance ne voulait manger que ça pendant toute la durée de mon entrainement, et l'odeur avait fini par imprégner jusqu'à la pierre des murs. C'est étonnamment difficile à ventiler, un souterrain, même s'il y a des conduits reliés à l'extérieur un peu partout.
D'ailleurs, mon premier grand frère en avait fait sa spécialité, de s'y faufiler pour partir en exploration... jusqu'à ce que quelque chose dehors l'effraie et qu'il revienne à toute vitesse. Latchi, le premier des hommes-lézards. J'ai hérité d'une fraction du talent qu'il avait pour changer de couleur de peau. Enfin, j'avais...
Tiens, on arrive...

Apparurent dans la lumière deux ouvertures, une de chaque côté. La droite s'ouvrait sur une minuscule antichambre qui se divisait ensuite en plusieurs autres couloirs. Celle de gauche révéla une pièce bien plus richement meublée que le reste, tenant lieu assurément de salon.
Un tapis au sol et des tapisseries accrochées aux murs - aux motifs floraux assez sobre - retiraient un peu de l'austérité de la pierre. Un long canapé et plusieurs fauteuils d'un style démodé mais luxueux d'apparence occupaient une bonne partie de l'espace, organisés autour d'un poêle en fonte accolé au seul mur de pierre nu. Une table plus grande se trouvait dans un coin, avec assez de chaises pour accueillir une grande famille. Enfin, un grande meuble bibliothèque, aux rayonnages emplis d'ouvrages et de parchemins sous vitrine, achevait la décoration.
Il régnait effectivement dans la pièce des odeurs anciennes de nourriture, de fromage et de sauce. Rien d’écœurant, fort heureusement, car pas si intenses que cela : cela faisait après tout plusieurs années maintenant que Dame Chance avait sortie jour après jour tartiflettes et ragoûts chauds de son sac dans cette même pièce.
L'homme-lézard soupira, comme un voyageur fatigué atteignant enfin son chez lui.

- Tu peux poser ton sac un instant si tu veux. Maintenant que nous sommes là, autant faire une petite pause. Au moins le temps d'allumer ce vieux poêle...

Sorga déposa sa lampe sur la table basse avant de s'approcher du poêle en question, ouvrant un coffre posé à côté pour trouver de quoi le faire fonctionner. Un concert de grincements retentit au moment où il s'accroupit finalement en face du chauffage en métal, et il n'était pas aisé de déterminer si c'était ses jambières ou ses genoux qui étaient la cause de tout ces bruits.
En ouvrant la trappe donnant sur le coeur du poêle, il marqua une pause et eut un rire court. Plongeant la main à l'intérieur, il en sortit un objet qu'il montra aussitôt à Beldura : une troisième lampe-tempête, identique aux deux premières.

- Je ne suis presque plus surpris d'en trouver une là ! Dame Chance s'est donnée du mal, mais elle tourne un peu en rond. On pourra laisser celle-là comme l'autre, allumée dans la pièce, quand on ira voir la suite. Sauf si tu veux la prendre avec toi, bien sûr.

L'homme-lézard posa l'objet au sol et commença à remplir le poêle de copeaux de bois et de vieux papiers. Avant de gratter une allumette, il fit un geste de la main pour désigner la bibliothèque à la Reine, espérant pouvoir garder son attention loin de la flamme à naître :

- Si tu veux, tu pourrais ramener au Palais tous les livres que tu veux de cette bibliothèque. La grande majorité sont des études botaniques de mon Créateur, assez abscons pour moi, mais je suis sûr que quelqu'un à Elysée saura en faire quelque chose. Beaucoup de manuscrits aussi, ma grande sœur Dardjé a beaucoup travaillé pour compiler et recopier les notes de notre Père, et elle a bien fait car il avait une écriture de médecin.
Dardjé avait besoin de toujours s'occuper l'esprit. Elle adorait les jeux de réflexion et de concentration, les échecs, les casse-têtes... Tu te souviens de ce petit cube en bois que je trimballais partout avec moi, pendant un moment ? Peut-être pas... c'était il y a longtemps... c'était un casse-tête, son objet fétiche en quelque sorte, que je lui avais emprunté pendant quelques temps.
Je dis ça, mais tu vas sûrement le voir tout à l'heure, puisque je lui ai rendue.

Un geste vif, un léger grésillement et une lueur orange apparut entre ses doigts, tandis qu'il dirigeait l'allumette enflammée à l'intérieur du poêle, où le papier et le bois sec prirent aussitôt. Sorga referma rapidement la trappe, ajusta les entrées d'air pour que le tout brûle longtemps sans qu'ils aient - ou plutôt qu'il ait, il ne voyait pas Beldura s'approcher du feu - à l'entretenir toutes les cinq minutes.
Il s'aida de ses mains pour se remettre debout en aidant ses genoux fatigués.
Puis il sourit à Beldura :

- Voilà qui est fait. Dans quelques minutes, il devrait faire plus chaud et moins humide.
J'y pense, ça fait un moment qu'on est partis de chez Lize... tu n'as pas envie d'aller au petit coin ? Il y a des toilettes en face si tu as besoin.

Ceci était une chose parfaitement normale à demander à la Reine de tout un continent.

Toujours fermement accrochée au bras de son ami, Beldura le suivit à travers les couloirs, sans oublier de porter le sac. Elle sourit à l’imaginer manger tous les jours sans exception aucune de la tartiflette, jusqu’à l’écoeurement, sans aucun doute. La jeune fille aurait voulu lui demander aussi ce qui avait effrayé son frère à la couleur changeante (depuis combien de temps Sorga ne pouvait-il plus faire ceci ? Elle ne parvenait pas à s’en rappeler précisément) mais ils arrivèrent devant des ouvertures, et passèrent par celle de gauche, qui lui révéla un véritable salon souterrain, certes démodé, mais luxueux, et conçu pour une famille nombreuse. Cependant, ce fut bel et bien la bibliothèque qui attira immédiatement son oeil. Elle était très grande pour un endroit pareil, et manifestement bien fournie, mais également, et c’était peut-être le plus surprenant, très bien conservée de ce qu’elle en voyait. Comment ce miracle était-il possible ? Dans un environnement comme celui-ci, les livres auraient dû moisir, se piquer, bref, s’abîmer … Il aurait fallu qu’elle demande à Sorga si son père avait eu accès à une technique spécifique pour la conservation du papier, mais celui-ci détourna son attention en lui proposant de poser son sac, ce qu’elle fit. Beldura ne se rendit compte qu’à cet instant du poids que cela avait fait peser sur elle. Son dos semblait tout endolori, comme son bras, et l’épaule sur lequel reposait le bagage. Sans parler, évidemment, de sa main rougie. La Reine de Minos en serait sans doute quitte pour quelques courbatures, mais n’en avait cure. ca n’était absolument pas important, et elle n’émit aucun son de plainte; après tout ce n’était pas sur elle que pesait le plus lourd des fardeaux. La jeune fille sursauta au concert de grincements lorsque Sorga s'accroupit, et se demanda un instant si elle n'aurait pas dû à sa place se charger de cette tâche. Elle eut un doulureux pincement au coeur en réalisant que de toute façon, elle en aurait été tout à fait incapable; on parlait là d’un poele à allumer, c’était bien au-delà de ses maigres capacités de résistance à ses propres peurs, même avec la personne en qui elle avait le plus confiance à ses côtés.
Le rire de son ami la détourna de cette triste pensée, et elle écarquilla les yeux lorsqu’il sortit du poêle une lampe tempête, en tous points identique aux deux premières. Ceci la fit sourire, plus encore accompagné des remarques de Sorga, et elle hocha la tête en approuvant sa proposition; la laisser là lui paraissait être une bonne idée, et lui permettrait d’avoir de quoi s’éclairer en permanence. En plus de quoi, leur lampe n’avait pas l’air de faiblir du tout. Elle le vit attraper de quoi allumer le poêle et frissonna, soudain en proie à une légère vague d’effroi, mais, immédiatement il attira son attention sur la bibliothèque d’un geste de la main. Beldura se tourna pour la contempler, et, bercée par les explications de son ami, elle en oublia ce qu’il faisait. Ainsi, le contenu était en grande partie le résultat de recherches du père de Sorga, recopiées et compilées par sa grande soeur ? Avec cet éclairage, elle ne s’imaginait pas du tout récupérer ces ouvrages, et les ramener à Minos, ce qu'elle voyait soudain comme une forme de trahison, de pillage. Quant au casse-tête, évidemment qu’elle s’en rappelait ! Elle voyait Sorga quotidiennement, à cette époque, et cela ne lui avait pas échappé, même si elle n’en avait jamais rien dit, n’osant pas lui poser de questions, ou trop exposer leur lien. La Reine de Minos s 'était approchée de la bibliothèque, et pensive, en regardait les rayonnages, étudiant leur contenu, passant parfois les doigts sur un dos un peu poussiéreux qu’elle avait du mal à lire.
Absorbée dans sa contemplation, elle n’avait pas vraiment réalisé que, ça y est, le feu était allumé (et ce n’était pas plus mal), aussi elle sursauta, surprise, quand Sorga s’adressa à elle de nouveau en lui proposant de satisfaire ses besoins naturels, ce qui lui provoqua une montée de rouge aux joues (due peut-être plus à la surprise qu’à l’embarrassement). Cependant, il n'avait pas tort: un poids titillait bien son bas ventre, et il allait falloir faire quelque chose à ce propos. Elle hocha donc la tête, et partit se soulager. C’était assez étrange de naviguer seule dans ces couloirs en pierre taillée, même si ce n’était pas bien loin, et elle fit au plus vite, traînant l'étrange sensation de n’être pas vraiment à sa place ici. Elle se lava les mains à l’eau froide, tout en se demandant comment diable l’eau courante avait pu être amenée ici (sans ça, comment expliquer qu’elle ne soit pas croupie), et sortit.
La jeune fille fut surprise de constater que, déjà, il semblait s’être répandu dans le salon un peu de chaleur, et qu’une partie de l’humidité avait disparu. L’effet rapide du feu s'inquiétait toujours autant, et elle se força à ne pas y penser. Elle alla rejoindre son ami.

C’est très impressionnant, le souterrain et ses pièces comme la bibliothèque. Ça a du prendre tant de temps à construire et à aménager … Je me souviens très bien de ton casse-tête, tu sais ! Je ne t’avais pas posé de questions à ce propos pour ne pas te gêner, mais j’aurais peut-être dû.

Elle eut un sourire vague.

Tu sais ce qui avait effrayé ton frère, à l’extérieur ? Et tes autres frères et sœurs, sais-tu à quoi ils s’occupaient, ici ?

Elle avait cette étrange envie d’en apprendre, le plus possible, sur Sorga. Pour maintenir sa mémoire vivace, et pouvoir, pourquoi pas, transmettre son histoire, leur histoire, même si elle détestait y penser de cette manière.

Beldura sortie, Sorga s'autorisa de soupirer et de venir en boitant jusqu'à la table pour s'y appuyer franchement tout en s'occupant les mains avec le contenu de sa sacoche.
Il ne voulait pas inquiéter son amie, ça non ! Enfin... pas plus que ce qu'il le faisait déjà...
Seulement, il avait vraiment mal aux jambes, à la hanche, au dos, aux épaules et au cou. Partout donc, lui semblait-il. Il se sentait comme un vieil arbre raidi et harassé par le froid d'un hiver rigoureux et qui grinçait dangereusement sous une brise plus forte qu'une autre.
Il fatiguait vraiment, s'il poétisait comme ça.

L'homme-lézard avait hâte de rendre son armure à son frère, de pouvoir déposer la lourde hache à son emplacement légitime. Contre toute attente et malgré les douleurs articulaires, il n'avait aucun mal à les porter pourtant, le don de Zyrwatil ne se faisait pas prier. Mais il douillait quand même.
Sorga supposait que les traces récentes du passage de Dame Chance dans le tombeau y étaient pour quelque chose. Voir toutes ces lanternes apparaître un peu partout, semblant suivre ce qu'ils faisaient ou disaient... Instinctivement, il souhaitait toujours protéger Beldura d'une rencontre avec l'étrange femme, n'ayant pas envie de la croiser dans le tombeau. Ce qui nourrissait le don de Zyrwatil, l'aidant à porter tout son équipement.
(ndlr : Au sujet des lanternes, il est important de noter que Beldura ne vit pas celle qui se trouvait dans la salle d'eau. Collée au plafond.)

Au retour de Beldura, il lui sourit et fit de son mieux pour se tenir droit, aidé en cela par l'armure.

- Oui, au moins plusieurs années je suppose. Mon Créateur a dépensé sans compter, et je crois que des artisans Nains ont fait le déplacement pour travailler sur le souterrain. C'était juste un laboratoire caché au départ, les lieux de vie sont des ajouts plus récents. Je ne sais pas s'ils ont aménagé une cavité qui existait déjà, ou s'ils ont tout creusé eux-mêmes par contre.
Oh, Latchi avait un caractère craintif, et était de petite taille alors... un sanglier au loin ou même un écureuil suffisaient à le faire revenir en courant. Ce qui ne l'empêchait jamais très longtemps de recommencer.

Sorga marqua une pause.
Latchi avait été le premier homme-lézard "abouti" et s'était éteint à l'âge de treize ans. Sorga ne le connaissait qu'à travers le journal retranscrit par Dardjé et les maigres récits que lui avait fait Zyrwatil - il lui arrivait parfois de ne plus tout à fait se rappeler quelle information venait de où - mais il sentait une véritable affection pour ce grand frère qu'il n'avait jamais rencontré. L'envie de sortir découvrir le monde, en ignorant au passage les restrictions des adultes, pour finir par faire des bêtises...
Il partageait plus avec Latchi que feu sa faculté de changer ses écailles de couleur.

- Je ne sais pas trop comment ils occupaient leur journée. Il n'y a pas beaucoup d'infos précises à ce sujet dans tous ces livres et journaux, hormis quelques événements marquants, la routine n'était sans doute pas assez remarquable pour être mise à l'écrit. J'imagine que Zyrwatil et Dardjé géraient le contact avec l'extérieur, que Tarko avait sa forge et que tout le monde assistait notre Créateur d'une façon ou d'une autre.

L'homme-lézard sembla perdu dans ses pensées un instant, avant de secouer la tête et de changer de sujet :

- Tu veux manger un morceau avant de continuer la visite ? Lize nous a confiés pas mal de provisions et je crois qu'il nous reste du potage de cette cheffe surprenante qui était invitée au Lourdingue, à Hypnos.

Installée près de lui, elle l'écouta, un sourire doux sur le visage, évoquer la vie de sa famille, dont il ne se souvenait pas, mais dont il avait connaissance via les carnets qu’on lui avait laissés, sous la terre, là où ils se tenaient actuellement. Il y avait quelque chose d’attendrissant dans ces descriptions, dans la manière dont il parlait d’eux, la manière dont il décrivait ce quotidien disparu, dont il l’imaginait, le reconstituait peut-être aussi. Elle le laissa parler, et n’osa pas poser plus de questions, craignant aussi de réveiller la douleur d’avoir perdu tous ses proches. Elle-même n’aimait pas penser aux rares souvenirs qu’elle gardait de sa vie avant le brasier qui avait tout détruit. Cela ne servait à rien, mis à part raviver des douleurs qu'elle pensait depuis longtemps apaisées. Aussi, lorsqu’il lui proposa de manger, elle accepta immédiatement, et l’aida à déballer quelques provisions. Elle était d’ailleur assez admirative de l’emballage du potage, dont rien n’avait débordé, quoique plein de liquide. C’était admirable ! La jeune reine arrangea une sorte de nappe avec le baluchon déplié, et fit en sorte de mettre le couvert, laissant à Sorga l'entièreté du soin de réchauffer ou cuire ce qui pouvait en avoir besoin, afin de ne pas avoir à s’approcher du feu et pouvoir continuer à prétendre qu’il n’existait pas. Comme elle avait également peur des lames, évidemment, elle préférait ne pas avoir à couper quoi que ce soit, et espérait pouvoir y échapper.

Pas de tartiflette cette fois-ci, donc ? lui demanda-t-elle avec un sourire doux. Tu veux de l’aide pour préparer quelque chose ?

La décision de s'arrêter là pour le repas étant prise, Sorga commença par aller déposer son arme contre le mur près de l'entrée, la lourde hache restant peu pratique à promener pour rien, surtout qu'il ne tenait pas trop à trouver les limites de ses forces tout de suite. L'armure était pesante aussi, mais bien mieux ajustée et c'était un poids qu'il appréciait porter.
Satisfait, il sourit à Beldura en revenant vers elle, la table et les provisions qui s'y étalaient :

- Haha ! Non, et heureusement. La tartiflette, j'aime bien, comme tout le monde... mais dans cette salle, j'en ai déjà trop mangé, alors ça ne passerait plus. Il n'y a pas grand chose à préparer... juste à réchauffer si tu veux du chaud. Ou du cuit. Peut-être pas trop de cuisson pour les potages... je crois ? Je ne suis pas expert dans la cuisine de ces machins verts qui sortent de terre. Des légumes, je crois que ça s'appelle ?

Il faisait volontiers le pitre, soulignant le côté inhabituel de la situation.
Oui, il était venu là en sachant qu'il allait mourir.
Oui, il s'en voulait toujours d'avoir embarqué Beldura dans ce voyage.
Pourtant... il devait être honnête : s'il pouvait partager ce genre de moment simple avec son amie, loin des statuts qui n'avançaient à rien, il ne voulait rien changer.
Tournant le dos un instant à Beldura pour préparer la nourriture à réchauffer, et aussi un peu pour camoufler le surplus d'émotions qui faisait briller ses yeux plus que d'ordinaire, Sorga déclara en se surprenant lui-même :

- J'ai du mal à y croire, mais je crois que je vais prendre un peu de ce potage aux navets qu'on a obtenus de cette cheffe au Lourdingue, à Hypnos. Il était pas mauvais du tout. Est-ce que tu veux que je te réchauffe une portion de quelque chose ? Le poêle ne vaut pas un four, mais les plaques chaudes peuvent suffire pour des restes déjà cuits.

Ils se retrouvèrent bientôt à prendre un leur repas dans une ambiance qui ressemblait à une capsule temporelle de petits riens.
Porté par la nourriture récoltée lors de leur voyage jusqu'ici, dans ce lieu hors du temps, l'atmosphère de quotidien simple semblait repousser au loin la raison de leur présence. Ils finiraient bien par être rattrapés à un moment ou à un autre, une fois les estomacs remplis et les sujets de discussion épuisés mais, en attendant, ils pouvaient bien s'accorder cette pause.

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