[Archivé] La transmission

L'homme arrivait à cheval depuis la ville voisine. Oigean l'avait vu venir de loin depuis la fenêtre de sa chambre. Il s'habilla et rangea toutes ses affaires dans un large et souple sac de toile. Il comptait partir dès la fin de la discussion, qu'importe le résultat. Dans la salle de restauration de l'auberge, il s'installa dans le coin le plus mal éclairé, le plus loin possible des rares clients. Son visiteur entra discrètement et parvint chose remarquable, à ce que personne ne se retourne vers lui, au moment où il poussait les grinçants battants de bois. Il n'était pas comme Oigean l'avait imaginé, bien que l'image qu'il avait en tête ne soit guère précise. Grand, à la rigueur, sobrement vêtu, c'était une évidence, mais cette sobre élégance des traits ... Cela il ne l'avait pas envisagé. Les chercheurs de la faculté avaient bien changé.

Il le repéra vite et vint s’asseoir à ses côtés. La pâleur et l'aspect cireux de sa peau trahissait son existence d'ermite de laboratoire, mais son regard perçant et son maintien rigide montraient également, qu'il n'était pas quelqu'un que l'on pouvait mener en bateau. Une taupe attrayante et perspicace; bien curieuse combinaison songea Oigean. Ils n'échangèrent que peu de mots, ce qui pour le coup ne l'étonna point. D'un geste vif, Oigean fit glisser l'objet qui avait monopolisé son existence ces derniers mois. Lentement, le chercheur exhuma des couches de tissu, un cristal rougeoyant. Penché en avant, il prenait soin de le couvrir de son large corps pour ne pas susciter la curiosité des quelques habitués. Ses outils en main, il effectua de rapides examens, qu'Oigean avait lui-même effectué des dizaines de fois. Ses mains finirent par ne plus s'agiter, il ne demeura qu'un silence pesant entre les deux hommes. Le chercheur voulut reprendre la pierre mais un léger frisson se mit à parcourir ses phalanges. Il demeura un instant dans cette étrange position de convoiteur avant de renoncer. Oigean la reprit. L'autre le fixait désormais d'une toute autre façon.

« Etes-vous certain de vouloir l’amener vous-même au professeur Thane ? C’est un objet profondément désirable pour bien des gens. Une telle rareté ne peut être décemment placée sous la garde d’un seul homme, aussi brave fut-il.

- C’est pourtant le cas et je préfère que cela reste ainsi dit Oigean en replongeant la roche au milieu des tissus.

- Permettez-moi d’insister jeune homme … »

Le chercheur commençait à se pencher vers lui, quand Oigean pressa sa main gauche contre son cou, tandis que la droite saisissait l’épaule. Il perdit connaissance et Oigean dû l’installer le plus naturellement possible sur sa chaise. L’universitaire n’était certainement pas seul. Profitant de l’ivresse matinale du tavernier, Oigean se faufila par les cuisines pour atteindre la cour de derrière. Le cheval qu’il avait aperçu hier était toujours là. Il était temps de filer vers le portail le plus proche. Il avait désormais la parfaite certitude qu’il tenait bel et bien une merveille entre les doigts, ce n’était pas le moment de se la faire dérober. A peine filait-il qu’un sifflement strident le poussa à tourner la tête.

Un étrange véhicule le suivait. Un tas de métal sur roue manifestement propulsé par un système à vapeur. Il n’était plus qu’à quelques mètres. Oigean se concentra précisément sur la partie en contrebas de la sortie vapeur. En refroidissant l’eau, il neutralisa le  moteur. Dans un chaos terrible, le tracassin prit un virage improvisé et vint épouser un arbre en bordure. Sa porte de sortie n’était plus très loin. Oigean abandonna sa monture près d’un fourré avant de plonger dans le portail.

Balloté par les corps et mépris d’une foule massive, il sentit qu’il était finalement de retour à Hypnos après toutes ses aventures. Il prit quelques instants pour gorger s’imprégner de nouveau de la formidable et éprouvante énergie de la ville monde. Foisonnante, surpeuplée, riche ,surchargée, dynamique, instable, superbe, sale, grandiose, effroyable … on pouvait cumuler pendant des heures les expansions, contradictoires, péjoratives, grandiloquentes et autres, mais au bout du compte, on ne connaissait jamais vraiment cette ville tentaculaire. L’heure n’était toutefois pas à la contemplation et Oigean se mit vite en route pour la grande université des sciences. Seule une personne devait se voir remettre sa trouvaille malgré les convoitises des autres. Il n’eut pas de mal à le trouver, tant il était un cas unique. Le dernier grand maître des artefacts : Thane Penkalet. Il le trouva au cœur d’un amphithéâtre et estima qu’il avait l’air de s’ennuyer devant ces jeunes étudiants ne semblant pas saisir grand-chose. C’était le moment parfait pour faire forte impression. Cependant, il parvint à réprimer son sens du spectacle et attendit la fin du cours pour pouvoir s’entretenir plus intimement avec l’immense professeur et forgeron. La sonnerie retentit et tandis que les élèves se dépêchaient de partir, Oigean prit tout son temps pour s’approcher. Il était tout de même fichtrement imposant. La voix, c’était fort rare, coupé, il se contenta de tendre le sac sans quitter des yeux le « Thane ».