[Terminé] Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées

Les plaines s'étendaient devant moi. C'était le printemps et les odeurs douces de multiples fleurs vibraient dans l'air et me ravissaient, sans jamais m'emporter assez pour autant. Je prenais du plaisir sous ce soleil doux, dans ce calme des pas que l'herbe tendre étouffe poliment, mais je dérivais toujours, incapable de maintenir un cap heureux, vers la raison qui m'amenait ici. C'était un bel endroit oui, mais il l'avait été encore plus, et ce souvenir dans ma rétine, la flagrance de la fleur la plus délicate ne saurait en ôter la trace.

 Il y avait un peu de vent. Le monde bougeait à peine et demeurait inébranlable. Je resserrais malgré tout mon écharpe. Moi non plus, je ne savais plus me laisser divaguer par un souffle nouveau. Ou peut-être étais-je un peu pessimiste. Cette année, je me sentais malgré tout moins lourd.

 Cette pensée émergeait à peine qu'une autre surprise fit son apparition. Je venais toujours ici si tôt que je ne croisais personne. Pourtant, elle était là. Assise sur son banc, les yeux fixaient sur un je ne sais quoi qui lui était personnel. Peut-être pouvait-elle percevoir elle aussi son passé en plissant bien. Tout au contraire, était-ce le vide qu'elle contemplait ne venant en ces lieux que pour mieux le contempler et tenter, on ne sait jamais, de l'apprivoiser enfin.

 Qu'avais-je à perdre à l'approcher ? Si elle ne voulait pas parler, je n'aurais qu'à reprendre mon chemin.

"Bonjour madame. Puis-je m'asseoir à vos côtés ? Je marche depuis longtemps et il me reste de la route à faire. Je ne vois pas souvent du monde ici, et si vous en avez l'envie, j'aimerais discuter un peu avant de repartir. Je m'appelle Melkus, je viens ici pour rendre hommage à mon épouse. Nous venions souvent nous balader ici avant ... et vous, vous aimez ces plaines ?"

Il y avait un doux soleil dans le ciel et des odeurs suaves et fraîches à la fois qui flottaient dans l’air, portées par des zéphyrs légers. Depuis son arrivée au couvent, quelques poignées de jours plus tôt, c’était sa première sortie. Elle était allée chercher des fleurs, pour décorer la salle commune.
C’était une tâche un peu étrange à donner à un aveugle; en même temps, qui d'autre pourrait mieux qu’elle se concentrer uniquement sur les odeurs à harmoniser, qui devaient améliorer le quotidien sans distraire la pratique de la prière, ou détourner l'attention de la dégustation du repas ? Alors elle y était allée.
Elle commençait tout juste à se repérer au couvent, à ne plus utiliser ses mains, tendues devant elle, pour ne pas se cogner trop violemment. Elle avait mis du temps à simplement apprivoiser sa chambre, et les différents trajets à faire. Les marches lui posaient encore problème, et voilà qu’elle était soudain dans un grand espace dont elle ne voyait rien.
Pourtant, elle n’avait pas peur. Pas peur du tout: elle était dans un environnement où elle ne risquait rien. Rien de dangereux n’était dans les champs Elysées, où tout n’était que douceur et grâce. Elle se promenait à petits pas prudent,suivant les odeurs, espérant réussir à rentrer sans peine. Elle n’était pas bien loin, de toute façon. Et elle fatiguait vite.
Depuis plusieurs années, elle n’avait pas marché. Ses muscles avaient fondu, et elle se sentait très faible, même si elle n’avait aucun souvenir d’avoir été forte. Vite essoufflée, elle fut forcée, son panier même pas à moitié plein, de s’asseoir sur un banc, pour reprendre son souffle, et faire ralentir son coeur déjà sur-sollicité.
Maigre, les cheveux coupés courts et à peine peignés, elle portait une tunique grise et un pantalon assez ample, assorti. Ses chaussures souples lui permettent de sentir le sol. Sur ses yeux, un bandeau cachait son handicap, tout en le signalant. Ses joues rougies et son visage luisant de transpiration témoignaient de l’effort fourni, et de sa fatigue. Elle sentait trembler un peu alors qu’elle avait étrangement mal dans les mains, ce qui la força à poser au sol le panier de fleurs, pour les masser un peu en écoutant les trilles d'oiseaux.

Eden n’avait plus rien à voir avec ce qu’elle était.

Concentrée sur les chants, elle n'entendit pas approcher le vieil homme, et fut surprise d’entendre quelqu'un lui parler. Ca arrivait peu, surtout sur ce ton. Elle ne s’était pas encore habituée à l‘humanité retrouvée avec sa sortie de prison; de plus le couvent était assez calme, en général, et on ne lui adressait pas encore beaucoup la parole. Elle n’avait pas encore commencé à prendre part aux tâches quotidiennes, et n’avait pas encore pu créer de lien.
Son visage étonné, où un peu de transpiration coulait dans les rides, se tourna vers la voix râpeuse et fatiguée, mais douce et sympathique qui venait de s’adresser à elle. Il y avait cepennat un opetit décalage, ar elle n’avait as vraiment levé la tête vers son interlocuteur, juste tourné son crops vers lui, incapable d’entièrement déterminer où il était placé, à quelle hauteur.

“Bonjour ! Asseyez-vous évidemment. Je ne prends pas toute la place ? Je peux me pousser un peu, si vous me dites de quel côté aller sans risquer tomber.”

Si son salut ressemblait à un coassement, sa voix semblait se réchauffer un peu, tout en paraissant étrangement éraillée pour son corps. Parler semblait lui demander de drôles d’efforts, par rapport à avant, mais elle n’avait pas mal, alors, ce n’était pas grave.

“Je m’appelle Eden, je suis ravie de vous rencontrer. Je ne vis pas très loin, mais pas depuis longtemps, et j’étais partie chercher des fleurs.” Elle esquissa un sourire. “Ces plaines sont si calmes et si vivantes à la fois … C’est assez étonnant. Et tout sent tellement bon ! C’était déjà ainsi, avant ?”

Je comprenais maintenant qu’elle était devant moi ce que j’avais trouvé d’étrange dans son regard. Elle était aveugle. Le bandeau de loin se perdait dans la clarté de son visage, et désormais, alors que ne pouvais plus l’ignorer, il me paraissait la trace la plus visible, mais seulement une parmi d’autres, des meurtrissures d’un corps et d’une âme qui avaient vécu bien trop d’ombres pour un être aussi jeune.

Elle m’apparaissait étonnamment éprouvée pour une simple et tranquille cueilleuse. Le rouge de ses joues luisait vivement sous le soleil pâle et agité de zéphyrs de cette matinée. La sueur coulait entre ses fines rides qui juraient avec sa silhouette si fine, que j’avais d’abord pris pour juvénile, avant de comprendre qu’elle était avant tout maladive.

La trouvais-je malheureuse pour autant ? Pas vraiment. Sa voix était rayée. Et ? Elle était en accord avec le reste. Le reste était-il joli ? Non, pas vraiment. Était-ce important ? Aucunement. C’était peut-être une femme morcelée, mais là, était tout. Sans la connaitre, en ne connaissant d’elle finalement que quelques mots, quelques traits, un bandeau, une rougeur, je me sentais plus léger. Elle n’était sans doute pas une personne qui met à l’aise facilement, pas le type à posséder des rires et petits mots qui font tout oublier durant une poignée d’instants. Mais elle avait quelque chose qui m’échappait, pas un mystère inavouable, ou peut-être si mais peu importe, ce n’était pas le pourquoi, ni le comment, c’était ce qui fuit les sens, les pensées, tous les termes mais qui fait que l’on est plus heureux que l’on ne pensait de s’asseoir non loin.

« … C’était déjà ainsi, avant ? »

Elle, non, Eden, avait marqué une courte pause avant d’évoquer « avant ». C’est vrai qu’avant, c’est compliqué pour tout le monde.
- Avant ? Eh bien, je crois qu’effectivement, ce n’est pas un coin qui a beaucoup changé. Après, je ne suis un grand observateur. Longtemps, je n’ai fait attention à rien. Quand elle était là, c’était la marche à ses côtés, car c’était elle qui était heureuse ici, qui m’occupait. C’était suffisant et ce que ça pouvait bien sentir ou bruire … Quand elle est partie … C’était pire. Tout disparait quand on a pas la tête à ça, j’imagine. Mais quand je vous vois sourire, je me dis que j’ai sans doute raté le principal. Je vous l’ai dit pour moi, ce lieu est beau mais je ne sais pas y être sensible, pourquoi vous plait-il vous ? Ses fleurs que vous avez ramassées, ont-elles un secret ? »

La voix de son interlocuteur portrait quelques stigmates de l’âge, il y avait un côté chevrotant peut-être qui la guidait vers un vieil homme. Elle n’en était pas certaine cependant, mais à ses propos aussi, elle avait l’impression qu’il y avait une certaine maturité, comme s’il parlait d'événements advenus bien longtemps auparavant, et sur lesquels il avait déjà eu le temps de réfléchir. Elle l’écouta cependant avec attention, tout en faisant attention à tenter de retrouver une respiration régulière, à laisser ralentir son rythme cardiaque.
Le visage un peu décalé par rapport au réel emplacement de son interlocuteur, elle tenta de lui sourire, souriant ainsi dans le vide. L’expression était là cependant, loin d’être rayonnante, mais présente. Elle hochait la tête à ce que lui disait Melkus. Lorsqu’il évoqua son deuil, elle tenta de lui saisir la main, pour la serrer, se sentit passer à côté, deux fois , avant de réussir à l’effleurer. Mais le moment était passé, et elle se retira.

“Je ne crois pas que vous ayez raté quoi que ce soit, souffla-t-elle dans un sourire. Personnellement, je découvre ces plaines. je crois y être déjà venue, mais ma mémoire est un peu troublée, et j’ai vraiment l’impression que c’est la première fois aujourd’hui, alors … C’est très étonnant pour moi. Il y a tellement de sensations et d’odeurs à la fois … Presque trop, vous savez ? J’ai justement choisi les fleurs pour cela … Elles ne sentent pas trop fort. Elles ne pourront pas distraire qui que ce soit. Sont-elles jolies au moins ?”

Eden craignait un peu d’avoir associé entre elles des fleurs qui allaient jurer affreusement … et elle n’avait aucun moyen de le vérifier.

Maintenant qu'elle en parlait, je devais bien reconnaitre que l'association florale était audacieuse. Par un étonnant hasard, les fleurs semblaient dépareillées d'une manière complète que ce soit au niveau des couleurs, des tailles, des formes, de l'état ... Pourtant, je trouvais, mais j'avais toujours été un peu bizarre, une certaine harmonie dans ce naufrage esthétique. De ce brouillon se dégageait une vie folle, un crépitement enfantin qui titillait les commissures et forçait la porte d'un sourire. Pour les odeurs, ce n'était guère mieux. La fleur la plus imposante, une grosse violette inélégante car ratatinée, couvrait les effluves autres, ou plutôt les étouffait. Pourtant, si je tendais un peu les narines, il m'était possible de recueillir des nuances qui sans pouvoir contester la toute puissance de la grossière souveraine, apportaient une complexité délicate, et pour le coup, il fallait bien le dire, raffinée à l'ensemble.

" En toute honnêteté, je ne sais si "jolies" correspond. Probablement pas à vrai dire. Mais ce n'est pas raté pour autant. Je pense que personne à part vous n'aurait pu concevoir ce regroupement et je ne me moque pas de vous en disant ça. C'est un privilège de réaliser ce qui ne ressemble à rien d'autre. Vous avez de l'artiste en vous ! Après, je ne sais pas à qui ces fleurs sont destinées mais ne vous froissez pas trop, si la réaction est décevante. Il n'est pas toujours évident de réagir à ce que l'on n'aurait pu attendre. Je suis content de vous rencontrer. Rien qu'avec ça, vous me faites voir ces lieux sous un angle inattendu. A mon âge, c'est rare. Est-ce trop indiscret de vous en demander un peu plus sur vous ? Vous m'intriguez et c'est une sensation bien plus agréable que celles qui m'occupent habituellement."

Eden ne put que sentir un flottement du côté de son interlocuteur lorsqu’elle l’interrogea sur l’harmonie des fleurs, ce qui ne pouvait pas être bon signe, admettons-le. Ce qu’il lui dit la fit sourire, de manière un peu tordue, presque écorchée. Son bouquet était laid, c’était une évidence. Mais au moins, il était original, et elle trouvait qu’il sentait bon, c’était déjà ça !
La déclaration suivante du monsieur la surprit, tout comme sa demande, et ses yeux qui n’y voyaient plus s’arrondirent en même temps que sa bouche. Elle n’avait pas le droit d’en dire beaucoup. De toute façon, elle n’en savait pas beaucoup, puisqu’elle ne se souvenait de rien depuis plusieurs années, et que depuis plus d’une décennie,elle avait des souvenirs tout ce qu’il y avait de plus flou. Comment lui répondre alors ?

“Au moins, mon bouquet sent bon,” sourit-elle pour commencer. “Vous êtes très gentil, Melkus.” lui glissa-t-elle. “ Je n’ai pas grand chose à raconter, pourtant. Je m’appelle Eden, et je suis née sur Minos, avant de vivre en nomade durant des années. J’ai été très amoureuse, moi aussi, mais jamais mariée, et ça ne s’est jamais bien fini. J'aurais bien du mal à vous en dire beaucoup plus: depuis plus de vingt ans, ma mémoire est une passoire et il y a bien des choses dont je ne me souviens pas. Mais ça va mieux, aujourd’hui. Je vis depuis quelques jours dans le couvent de Judy qui n’est pas bien loin. Cela m’apaise tant. C’est pour là-bas, ces fleurs,” conclut-elle dans un demi-sourire.

Elle avait beaucoup parlé, et arrivait à bout de souffle alors que sa voix s'éraillait terriblement. Elle prit le temps de remplir ses poumons, et de déglutir, avant de reprendre.

“Pardonnez-moi, mais je ne suis pas au mieux de ma forme, vous l’aurez sans doute remarqué ! Et vous, Melkus, pouvez-vous m’en dire plus sur vous ? Vous êtes … L'une des premières personnes que je croise en dehors du couvent, et les religieux ne sont pas très bavards. C'est agréable, de pouvoir discuter.”

Elle aurait voulu lui dire, aussi, qu’il était bien le premier depuis des années à présent à sembler heureux de pouvoir lui parler, mais elle n’en avait rien fait. Comment,ensuite, s’expliquer ?

Une mémoire passoire. De tels trous m'auraient bien arrangé ... Mais je ne pouvais guère l'envier. Si j'en avais bavé, tout dans son "pas au mieux de ma forme" indiquait clairement l'euphémisme. Eden donc ... Eden avait souffert et souffrait encore. Son sourire était fêlé comme le reste de sa personne et ce mystère que j'avais ressenti me laissait un bref instant deviner tout à la fois sa noirceur et son gouffre.

Je déglutissais à mon tour. Elle m'impressionnait. J'avais une envie folle de lui parler, folle oui, car ce genre de lubie était de l'ordre de la rareté la plus extrême. Mais j'avais peur car dans cet agréable que nous partagions tout était si fragile. Deux porcelaines écaillées qui ont peur de s'abîmer davantage au contact de l'autre. Comment apporter un peu de légèreté sans trahir ma vérité, et sans lui mentir à elle également, qui derrière ses yeux voilés, sentait, j'en étais certain, mes doutes ...

"Vous êtes chez les religieuses donc ! Oui, je vous crois quand vous dites que ce n'est pas très drôle. Je ne les ai jamais beaucoup fréquentées cela dit et ça m'embêterait de médire pour rien. Pour vous parler un peu de moi, je peux dire que je suis un vieux marin. Je suis né à Minos, il y a trop longtemps pour ne pas rougir en vous donnant l'année. J'ai passé une bonne partie de ma vie sur l'eau à naviguer pour de multiples tâches différentes. Je pourrai si cela vous intéresse vous raconter quelques histoires ! Et après cela, je suis rentré, plus âgé et fatigué. J'espérais revoir quelqu'un mais le temps avait passé pour elle aussi. J'ai alors rencontré Elsa et ça a été plus merveilleux que tout ce que je pouvais imaginer. Tomber amoureux si vieux ... Nous avons eu un enfant. Mais elle est partie comme je l'avais fait plus jeune. Iris ! Une fleur. Peut-être que je me suis menti à moi-même en ne me rendant pas compte tout ce temps de mon intérêt pour les plantes ... C'est agréable pour moi-aussi de pouvoir parler avec vous. Les occasions sont rares. A quelle heure devez-vous rentrer ?"

Elle sourit en coin lorsqu’il reconnut qu’être chez les religieuses ne devait pas être bien drôle. On aurait dit que ses nouvelles tutrices étaient précédées par leur réputation ! Ceci dit, Eden avait réellement eu une illumination, et croyait fermement en la protection des Grands Rois au-dessus d’eux, et admirait tout particulièrement Judy. Elle avait une conscience assez vague que ce n’était pas le cas de tout le monde. Eden s’était un peu trop éloignée du monde, et avait un peu trop la tête en friche pour se rendre compte que sa vision un peu idéalisée n’était pas valable pour tout le monde; elle faisait bien partie des seules personnes de l’univers à n’avoir aucun souvenir (et donc trauma) de la guerre.
Cependant l’histoire qu’il lui racontait chassa ces idées de sa tête n’y laissant que des récits de marins esquissés en quelques mots et une trajectoire solitaire malgré elle. Puisqu’elle ne pouvait pas le voir, elle l’imaginait à présent sec et noueux, vêtu d’une vareuse de marin, la peau tannée par le soleil et les embruns depuis des décennies. Il lui disait ne pas donner sa date de naissance sans rougir, aussi elle l’imaginait avec le visage plus plissé que le sien, plus froissé que les ravins qu’elle sentait sur sa propre peau en y passant les mains. Peut-être n'avait-il rien à voir avec cette image mentale, peut-être était un colosse en débardeur, mais pour elle, jusqu’à ce qu’elle ait des éléments concrets pour changer cette image, il resterait ainsi.
Elle lui sourit.

“Oh, je suis toujours partante pour des histoires, vous savez. Des histoires de marins, d’aventure ou des histoires … d’amour. Je ne me souviens plus vraiment comment c’est. Ca aussi, ça a été emporté. Je sais que ça a eu lieu mais … Je ne me souviens plus des émotions, des sensations.” D’un sourire plus triste, elle balaya ce difficile constat. “ Vous avez du avoir une vie passionnante, si dense ...Y a-t-il au moins des iris dans mon bouquet ? En tous cas, je n'ai pas vraiment de couvre-feu. Simplement, si je ne reviens pas assez vite, je suppose qu’on craindra qu’il me soit arrivé malheur, et qu’on commencera à me chercher. Et vous, une heure limite ?”

"Plus depuis un moment ! Eviter qu'il fasse trop noir. Mes yeux ne sont plus si bons, et j'ai toujours peur avec l'âge de croiser quelques fantômes. C'est bien, les religieuses, elles tiennent à vous. Et oui, il y a des iris dans votre bouquet. C'est peut-être le petit détail qui pique qui m'a fait m'arrêter. Pour vos souvenirs ... C'est plus compliqué de savoir quoi vous répondre. J'ai la tête comme un bouquin. Plein de pages dont la plupart ne me servent plus, d'autres que j'aimerais brûler et quelques rares et jaunies que je réécris souvent pour pas que ça parte. La densité, je ne sais pas si c'est une bonne chose. C'est sûr qu'il y a un fond de mélancolie dans vos souvenirs fantômes mais sans doute un peu de tranquillité aussi. La religion, ça vous fait du bien ? J'aimerais croire mais ça finit toujours pas me filer entre les doigts. J'ai lu les textes, j'ai passé dans pas mal de bâtisses, écouter des gens à la foi, je le crois, sincère mais j'ai jamais pu avoir le truc ... Hum, ça vous irait de marcher un bout ? Il y a un coin qui pourrait vous plaire."

Eden sourit à la mention des fantômes et du noir. Pour elle, il faisait toujours nuit, c’était l’avantage, en quelque sorte. Quant aux fantômes … Elle ne risquait pas d’en croiser: elle ne les verrait pas, et de toute façon, elle n’avait aucun souvenir à faire revivre ainsi. Ca aussi, c’était une sorte d'avantage; sa vie n’était qu’une immense page obscure. Et vu qu’elle avait, lui avait-on dit, beaucoup changé physiquement, on ne risquait pas de la reconnaître. C’était une sorte de seconde naissance, dans une nuit éternelle et un étrange sentiment de sécurité tiède. Etait-ce l’effet du couvent ? Elle était persuadée que quelqu’un veillait sur elle, comme si Dame Liane elle-même l’entourait de ses bras maternels.
Alors qu’il lui parlait de ses souvenirs de sa mémoire, la femme rejeta sa tête en arrière, respirant l’air de la fin de journée, l’odeur des fleurs. Elle aimait cette métaphore du livre. Le sien était écrit en encre sympathique, fallait-il croire. Et aucune flamme ne semblait pouvoir la révéler … pourtant elle sourit au vieillard, et hocha la tête lorsqu’il mentionna la foi avant d’approuver du chef lorsqu’il proposa de marcher.

“Avec plaisir. Je vous suis. Je ne suis pas très rapide, par contre, ni endurante, j’en suis désolée. J’espère que notre destination n’est pas lointaine, ou que vous avez prévu des arrêts, sans quoi le bruit du vent entre deux ruelles vous paraîtra être une douce mélodie en comparaison de ma respiration !” plaisanta-t-elle en se levant.

D’elle-même, en entendant l’homme se lever, elle l’attrapa. Ainsi, il pourrait la guider. Elle espérait simplement avoir bien attrapé son bras, et non son cou par exemple, puisqu’elle n’y voyait rien et visiat donc au hasard … Et ainsi, ils commencèrent à marcher.

“La religion me fait beaucoup de bien, mais j’ai l’impression qu’elle m’est tombée dessus de manière soudaine, comme une révélation. je ne crois pas que j’y étais très attachée avant, mais … je ne sais pas. Il y a quelque chose de rassurant à se dire que quelque chose ordonne le monde, et veille sur nous. A penser que quelque chose accorde de l’importance à ce que nous faisons, à ce que nous sommes. Mais je crois que c’est très personnel …” sourit-elle vaguement en suivant la direction imposée par l’homme en douceur.

"Vous avez une haute idée de ma forme physique si vous pensez que ma mélodie demeure agréable plus de quelques mètres !"

Lorsqu'elle posa ses mains sur mon épaule, et encore davantage quand elles glissèrent en un instant autour de mon bras, je ressentis le confort de me sentir utile. Je refermais le coude pour assurer plus efficacement sa prise. Mieux valait éviter qu'elle trébuche (m'emportant par la même occasion). Mais la chute ne semblait pas être notre prochain arrêt. Son pas était plus sûr que je ne l'avais imaginé. Doucement, nous nous mîmes en route, nos carcasses vieilles et abîmées à l'unisson, tel un pittoresque duo d'éclopés. Le bosquet n'était pas loin mais à notre rythme ce n'était pas exactement à côté pour autant. J’espérais ne pas lui infliger trop de mal ...

"Je ne pense pas que ça vous soit si personnel. La solitude et le manque de sens, souvent les deux faces d'une même pièce, c'est bien pesant pour de petits êtres comme nous ... Mais après toute une vie, j'ai toujours bien du mal à concevoir un ordre à la pagaille éternelle."

Une odeur douce me tira alors de toutes considérations métaphysiques. Nous approchions du but. Elles étaient toutes proches. Je tirai de ma poche une vieille clef, aussi rouillée que moi, et ouvrait le portail. L'ancien verger de la duchesse ... Et ses merveilleuses prunes. J'en saisissais une et après l'avoir rapidement époussetée sur mon veston, la posais dans la main d'Eden.

" C'est une prune très rare. Elle vient la production particulière d'un ancien château. Il est abandonné, mais les plantations laissées à l'abandon sont encore présentes pour certaines. Elles ne sont pas très jolies, mais leur odeur, leur goût, la douceur de leur peau et le son qu'elles font lorsqu'on les croque, est remarquable. J'espère en tout qu'elles vous plairont."

Alors qu’Eden émettait un rire un peu soufflé à sa plaisanterie, Melkus referma le coude sur sa main, leur assurant à tous deux une certaine stabilité (qui n’était franchement pas optionnelle au vu de leur état manifeste !). A leur rythme, ils cheminèrent, clopin-clopant. Elle écouta ses réflexions, en souriant: elles rejoignaient les siennes, si on voulait, mais avec une sorte d’inversion digne d’un miroir. Elle ne répliqua d'ailleurs pas: il n'y avait rien à dire, et sa respiration faisait déjà un bruit de soufflerie. Par les Grands Rois, combien elle manquait d’endurance !
Elle l’entendit chercher quelque chose au moment même où elle sentait une odeur différente être portée vers eux. Quelque chose de doux et fruité à la fois, sucré et herbacé. D’elle-même, elle aurait pensé à un verger mais ne voulait pas présumer trop vite: ses sens étaient bien faibles. Pourtant, cela ramenait quelques sensations, comme des souvenirs d’enfance, à la surface. Bien vite, le vieillard confirma ses supputations, en posant dans sa main ouverte quelque chose de petit rond et doux. Ce n’était pas lisse, mais un peu bosselé. Du bout des doigts, Eden fit rouler l’objet sur la peau de sa main, constatant une certaine mollesse ferme.
C'était un fruit, une prune lui dit Melkus. Elle porta le fruit à son nez, le reniflant pour mieux tenter de se rappeler. Avait-elle déjà mangé ça ? Etait-ce la première fois qu’elle se trouvait face à ce fruit ? Sa mémoire défaillante et son sens enfuit n’aidaient pas: lorsqu’on voyait, c’était pas ce sens que passaient la majorité de nos repères. Sans lui … elle était perdue.
Remerciant l’homme d’un sourire, elle entreprit de croquer la prune, laquelle explosa d’un goût subtil dans sa bouche, mélangeant sucre et acide dans une chair dense et tendre tenue par une peau croquante.

“Mmmmh …” fit-elle, en dégustant.

Elle finit de manger, rongeant si on veut autour du noyau afin de ne pas avoir à cracher celui-ci n’importe où (elle craignait de toucher le gentil vieil homme par inadvertance).

“Elles sont excellentes … Et peu importe leur apparence !” sourit-elle. “Merci d’avoir partagé ceci avec moi. Vous connaissez le nom de cette variété ? Comment les avez-vous découvertes ?”

"C'était il y a longtemps. J'ai grandi près de ce verger. Mon oncle était jardinier pour le duc qui occupait ce château. Après la mort de mes parents, j'ai atterri ici. C'était beaucoup de travail mais il y avait des avantages. Il fallait imager la jeune duchesse et dans la seconde suivante ses doigts parcourant les pointes de ses boucles ... Vraiment, ce n'était pas le bagne. Elle aimait beaucoup les prunes. C'est d'elle que vient l'idée de faire venir une variété lointaine. Mon oncle a eu du mal à l'adapter aux conditions locales mais il a fini par y arriver. C'était quelqu'un de froid et après mon départ pour la mer, je ne l'ai pas revu avant sa mort. J'ai compris plus tard que c'était loin d'être un mauvais bougre. J'ai rencontré des sales types pendant mes navigations mais au bout du compte, je ne sais pas si le mal existe vraiment. Il y a des horreurs mais un mal définitif ... Après ce qui s'est passé, j'ai sans doute tort ... En tout cas, à mon retour, il ne restait que des souvenirs gris, quelques ruines et les prunes ... Il se fait tard et je crois vous avoir fatiguée avec cette route ... Voulez-vous que je vous aide à rentrer ou du moins à revenir au banc ?"

Eden écouta attentivement tout en terminant de débarrasser le noyau de toute chair qui aurait pu lui rester accrochée. Ainsi, il y avait là une histoire d’amour contrarié lui semblait-il, dans tous les sens du terme. Elle eut un sourire un peu doux, assez vague. Aurait-elle pu travailler, comme lui ? OU n’était-elle pas faite pour ça, comme pouvaient le laisser supposer ses mains, fines et sans aucun cal ? Des mains de noble, lui avait-on assené, avec lesquelles il lui faudrait du temps avant de correctement pétrir le moindre pain. Elle n'était pas musclée, n’avait pas de force. Mais elle n’était ni bête, ni lâche, mais vaillante et courageuse. Elle ne s’en faisait pas: elle y arriverait, un jour ou l’autre. Et elle mettrait des prunes dans ses gâteaux.
En souriant un peu plus, elle se tourna un peu vers Melkus.

“C’est très gentil. Je veux bien aller vers le couvent, avec vous, si vous savez où il est. Sinon, à partir du banc, je devrais retrouver mon chemin.”

Et elle lui emboita le pas vers leur destination, quelle qu’elle soit, en faisant en sorte d'essayer de retenir le chemin pour pouvoir revenir vers les prunes miraculeuses.

“C’est une très belle histoire en tous cas … Combien d’années avez-vous voyagé ?”

Ce point l’intéressait assez: l’idée que tout soit éphémère était assez terrible. Qu’il ne reste que des souvenirs gris et des ruines d’une enfance, que tout ait disparu lui était presque physiquement douloureux, sans qu’elle ne parvienne à l’expliquer.

Le jour déclinait lentement et une légère brise à l'opposé s'était levée comme pour accompagner sa chute. Je resserrais le col de ma vareuse et jetais un dernier regard au jardin. Eden semblait flotter entre deux eaux, satisfaite par les prunes, mais soucieuse aussi. Mon récit troué n'était pas très gai, et sa légère amertume avait peut-être troublée sa collation. Je pouvais encore rattraper le coup, du moins je l’espérais, sur le chemin du couvent.

" Oui, je suis plusieurs fois passé devant sans jamais m'y arrêter. Ce sera l'occasion de le voir d'un peu plus près. Quant à mes voyages ... J'ai pris la mer sans interruption de mes seize ans jusqu'à la quarantaine. Ensuite, je suis devenu pêcheur et ne me suis plus guère éloigné de Minos. Ma vie n'était plus la même et je vieillissais, c'était la décision la plus sage. J'ai évoqué de terribles rencontres tout à l'heure mais ces années à arpenter le monde, c'est également beaucoup de merveilles. J’ai visité des îles merveilleuses où même le temps s’est arrêté pour se reposer, des villes si avancées scientifiquement que les inventions les plus folles y étaient quotidiennes ou encore découvert des créatures si fantastiques qu’elles ne figurent dans aucun livre. Simplement, j’ai compris à un moment que pour moi, je n’étais finalement pas un réel aventurier, la beauté et l’extraordinaire n’étaient pas au creux des terres les plus lointaines mais dans une vie réglée, aimante et simple. Même aujourd’hui dans ma solitude, je ne regrette aucun de mes voyages. »

Cette rencontre touchait à sa fin, et parce que j'avais pu me livrer ainsi, j'espérais véritablement pouvoir la revoir sans oser toutefois le demander.

Guidée par les pas autant que par la voix du vieil homme, elle l’écoutait en progressant à leur rythme lent, étonnamment bien assorti. Elle imaginait les mers, les horizons, les monstres, les îles, les rencontres, les chants et les odeurs. Elle voyageait au rythme de son récit, laissant son pas se caler sur les ondulations d'une mer qui n'existait que dans son esprit.
Quelles inventions avait-il pu voir ? Quelles cultures avait-il pu découvrir ? quels mets avait-il pu goûter ? Quelles odeurs à sentir, quels sons nouveaux à entendre ? Elle ne parvenait plus à imaginer le monde autrement que sombre, et étriqué. Elle avait perdu tous ses souvenirs, elle en se rappelait plus de ses vagabondages, des payages. Il lui restait quelques impressions, mais c’était si vague, un bonbon qui se délitait sous la pluie.
Mais Melkus la régalait de son récit, de son histoire. Il la faisait voyager par l’esprit, la voix, les mots. Il la faisait sortir de ce quotidien étrange et elle lui en était reconnaissante. Peu à peu, il lui semblait que l’on se rapprochait du couvent (n’était-ce pas une odeur de pain qu'elle sentait au loin ?), mais elle n’avait aucune envie que la rencontre se termine. Il y avait quelque chose de très touchant dans Melkus, dans sa voix, sa manière d’interagir avec elle. Sa manière de voir la vie, de trouver la beauté dans l’ordinaire d’une vie simple et remplie d'amour la rassérénait, d'une certaine manière.

“C’est très beau, ce que vous dites. J'aimerais arriver à une telle tranquillité …” fit-elle dans un soupir. “Vous avez l’air d’avoir vu tant de choses, acquis tant d’expérience … Vous racontez si bien. Avez-vous déjà pensé à écrire vos mémoires ?” le questionna-t-elle. “Car j’aimerais beaucoup le lire, j’en suis persuadée …”

Elle m'avait écouté avec la même attention discrète et intense du début à la fin. C'était grisant d'une certaine façon d'exister aussi fortement, même d'une manière éphémère, pour quelqu'un. Mais le couvent était devant nous. Il allait falloir se quitter. Elle se tourna vers moi et de sa voix joliment abîmée lui donna une idée précieuse.

"Mes mémoires ? Oh, je ne sais pas si j'oserais. Si ça peut vous faire plaisir en tout cas, j'écrirai pour vous et ... Je vous porterai mon premier jet bientôt. Je viendrai ici et vous pourrez me dire si vous préférez que je laisse à l'une de vos camarades pour qu'elle le lise ou si vous voulez que je le fasse. Dans tous les cas, je vous remercie pour ce moment. C'était important pour moi de pouvoir parler aussi librement et ... de ressusciter mes souvenirs aussi ... J'espère pouvoir entendre les vôtres un jour aussi ou du moins des morceaux, même tout petits ... Vous étiez extraordinaire, j'en suis sûr. Bien, je ne vous retiens pas plus longtemps alors, bonne soirée et bonne nuit Eden."

Touchée par sa proposition, elle lui prit la main, et la serra, fugacement, avant de le laisser partir, les larmes aux yeux. Elle n’avait pu que lui murmurer un “Merci.”, la gorge serrée. Ce qu’il lui disait l’avait émue: il était le premier à lui témoigner une forme de confiance, d’amitié, d’intérêt sincère. Elle espérait réellement qu’il tiendrait parole, et reviendrait. Il pourrait lui faire la lecture, elle pourrait l’écouter, et s’évader un peu. Voyager, par procuration, au rythme de la voix de Melkus qui la ferait voguer vers des contrées inconnues lui semblait être une très douce perspective alors qu’elle entrait dans le couvent, une main contre un mur pour être sûre de se repérer, l’autre main tenant son bouquet.
Accueillie par une des religieuses, elle fut menée jusqu’à la salle commune, où elle put mettre les fleurs dans un vase. Elle se demandait bien ce qu’elle pourrait raconter à Melkus … Les fragments étaient tellement disséminés, éparpillés … Et ce qu’elle avait appris ne lui correspondait pas, elle ne voulait pas dévoiler cette part d’elle qui n’était plus elle. Avec un sourire un peu triste, elle s’attabla, à sa place, avec les autres, et respira l’odeur du repas. Autour d’elle, il y avait des conversations, à bas bruit, auxquelles elle ne se joignit pas. Dans son silence, elle prolongeait encore un peu la magie de cette rencontre inattendue.