[Terminé] Toucher le fond

Anna avance péniblement. De son corps, le sang dégoutte régulièrement sur l'herbe de ce lieu paisible. Elle a laissé derrière elle son manteau, armure et armurerie à la fois, devenu trop lourd à porter. Elle ne sait pas où elle va. Elle n'est presque jamais venue sur Minos. Quelques missions éclair tout au plus. Elle regarde autour d'elle et se dit que ces champs offriront un beau catafalque pour sa dépouille.

Elle sourit. Elle a toujours eu cette idée durant ses voyages, établir une hiérarchie dès plus beaux lieux où reposer. Ici, ce n'est sans doute pas assez pour le podium, mais ce n'est déjà pas si mal. Elle s'écroule, sans remarquer que non loin, se trouve un bâtiment encore éclairé à cette heure tardive.

Il était tard, et il faisait noir, mais ça, Eden ne le voyait pas. D’ailleurs, c’était pour ça qu’elle était encore dehors à cette heure.

Comme très souvent, elle était sortie, allée chercher des fleurs, se balader, activer ses muscles, essayer de retrouver un peu de tonus, à ne plus être essoufflée après dix pas. Peine perdue, elle était fatiguée et soufflait comme un boufadou. Elle s’était dépêchée de rentrer: il y avait eu une averse, et elle s’était mise à l’abri, mais elle s’était endormie, bercée par la pluie. Lorsqu’elle s’était réveillée, elle avait froid et ses vêtements étaient imprégnés d’humidité. Evidemment, elle ne voyait pas que le soleil s’était couché, mais à la température, à ses sensations, elle le devinait. Alors, les mains vides de tout bouquet, elle avait entrepris de rentrer au couvent.
Elle s’était donné assez de repères pour y parvenir sans encombres, mais c’était sans compter un obstacle inattendu, mou et massif, qui la fit trébucher et s’étaler. Immédiatement, elle se sentit un peu paniquée. Ca n'était pas là, à l’aller, elle en était quasiment certaine. C’était grand, pour quelque chose amené par une tempête, et étrangement mou et chaud. Il n’y avait pas d’arbre qui aurait pu tomber à cet endroit et … Et il ne fallut malheureusement pas bien longtemps à Eden pour en arriver à l’unique conclusion possible: c’était un humain étalé là, et ses mains poisseuses comme l’odeur qui lui envahissait le nez ne laissaient pas place au doute: c’était un humain blessé qui perdait beaucoup de sang.

Soudain réellement paniquée, Eden eut l’un des seuls réflexes logiques à ce moment-là: elle se releva vivement en criant, très fort. Elle ne savait plus où elle était, avait perdu ses repères et sa panique ne l’aidait pas à les retrouver. Il y avait à ses pieds quelqu’un de gravement blessé, ce qui n’arrivait pas à Minos; Il faisait nuit, il allait pleuvoir. Elle était perdue et elle avait peur.

Mais elle savait, au vu de la distance déjà parcourue, au vu de là où elle était tombée, que le couvent n’était pas loin.

Alors, avec ses cordes vocales brisées, elle criait, jusqu'à s’en casser la voix, jusqu’à en perdre l’usage. Elle vidait tout l'air de ses poumons, l’expulsant par la force de son diaphragme en priant Judy qu’on l’entende, que quelqu’un perçoive ses appels au secours incessants à travers les larmes qui commençaient à couler sur ses joues, à travers les sanglots qui commençaient à lui nouer la gorge.

Et soudain …

“Je suis là, ma soeur. Calme-toi. Je suis là.” lui dirent les bras qui l’entourèrent d’une couverture.

Et soudain …

“Mère ! Mère ici ! Il y a quelqu'un … quelqu’un d’autre ! Appelez du renfort !” cria une autre voix.

Une des religieuses serrait Eden contre elle.

“Viens, ma soeur, rentrons. N’aie pas peur.
- Mais … Le corps … parvint-elle à balbutier.
- C’est une femme, et elle est vivante. Elle serait sans doute morte, si tu ne l’avais pas trouvée, ma soeur. Nous allons prendre soin d’elle, nos adelphes arrivent pour l’emmener au couvent. Mais viens avec moi, toi et moi ne pouvons rien faire de plus, et tu as besoin de te réchauffer et de te calmer.”

Un peu apaisée par les mots doux, le ton calme, Eden se laissa emporter. Elle se laissa nettoyer, changer, réchauffer, elle mangea ce qu’on lui donnait, le corps et l'esprit tout entiers tendus vers cette unique question: qu’était devenue la personne contre laquelle elle avait buté ? Lorsqu’enfin elle posa la question, on lui assura qu’elle s’en sortirait malgré ses blessures, on lui dit de nouveau que, sans son intervention, la femme serait sans doute morte dans les Champs Elysées. A vrai dire, Eden n’eut même pas à réclamer: on lui proposa de passer la nuit à l’infirmerie, afin qu’elle puisse se reposer en attendant que la femme dont le sort la préoccupait tant se réveille. Immédiatement, elle accepta.

Et c’est ainsi qu’Eden se transforma en garde-malade.

Anna ouvre les yeux. Elle n'est pas morte. Elle rit.

La pièce où elle se trouve ressemble un peu à la salle de repos des Mères. L'odeur est toutefois bien plus douce. Elle tourne la tête et regarde autour d'elle. C'est calme. Il n'y a qu'une personne avec elle.

Elle est couchée, elle aussi, sur un lit non loin du sien. Elle la regarde et semble soulagée. Qui est elle au juste ? C'est difficile à dire. D'après ce qu'elle voit, l'endroit est trop calme pour être un hôpital, mais il s'agit peut-être d'un petit cabinet de campagne. Non d'après ce qu'elle sait sur Minos, il y a plus de chance que ce soit un couvent. Après tout sa voisine ne jurerait pas en tant que nonne. Et en même temps ...

Anna se redresse légèrement. Sa tête lui dit quelque chose. Rien de bien précis mais si on ajoute à ce doute, la sensation désagréable qui agite ses tripes, il est fort probable que la supposée religieuse n'est pas toujours été une enfant de chœur.

Qu'importe, dans son état, elle ne peut rien faire. Autant se montrer courtoise et puis le fait est que si on lui voulait du mal, il aurait été plus simple de la laisser dehors.

"Bonjour, c'est vous qui m'avez trouvée et sauvée ?"

Il fallait croire qu’elle s’était endormie, car un rire la réveilla en sursaut. La femme était réveillée, dans le lit voisin du sien, et Eden se tourna vers elle, sans la voir. Le jour s'était levé, sans aucun doute, mais elle n’entendait pas de bruits du matin. Elle ne savait donc pas vraiment quelle heure il était … Mis à part l’heure du réveil de la femme blessée.
Un sourire fit bouger ses traits ridés et illumina ses yeux laiteux, fixés sur le mauvais point. La femme lui parlait, elle était vivante et suffisamment en forme pour trouver l’énergie de discuter ! C’était une excellente nouvelle.

“Bonjour ! Je vous ai trouvée oui. Enfin, plus précisément, j’ai trébuché sur vous en rentrant … je m’appelle Eden, je suis religieuse ici. Vous êtes dans un couvent pour Judy, dans les Champs Elysées. Vous vous êtes effondrée pas très loin.” lui exposa--t-elle de sa voix doucement rauque. “Je ne vous ai pas soignée, mais je vous ai veillée. J’ai eu très peur pour votre vie. Comment vous sentez-vous ?” lui demanda-t-elle finalement avec un sourire doux.

Eden est aveugle. Anna sourit. Il serait simple de l'égorger et de partir ... Évidemment, elle n'a aucune intention de le faire, mais c'est comme ça, son passé continue de lui fournir des images de l'horreur qu'elle représente.

Elle a l'air gentille, inoffensive et pourtant, ça ne semble pas être elle. Enfin si mais pas seulement. Elle est étrange cette Eden. Anna sourit encore. Tu es bien mal placée pour juger pense-t-elle.

Elle est aveugle mais pas sourde. A rester dans ses pensées, Anna sait qu'elle va finir par l'inquiéter.

"Bonjour de nouveau, Eden. Je suis désolée de vous avoir fait trébucher. J'imagine que mes blessures et mon inconscience plaident en ma faveur, mais tout de même, désolée. Et désolée également pour la veille imposée, vous n'avez pas l'air en grande forme non plus d'ailleurs. Si cela peut vous soulager un peu, ne vous inquiétez pas pour moi, je suis robuste et je me remets vite. Je pourrai probablement me lever dans quelques heures ... C'est une chance tout de même que je sois tombée sur votre ordre ... Minos a encore la fibre croyante ... Et vous, si vous êtes là, c'est que vous êtes convaincue aussi j'imagine ? ... Je vous admire d'une certaine façon ... Moi, j'ai décidé d'en terminer avec la croyance, mais bon quand je vois la qualité des soins que vous offrez aux étrangers, je me dis que je me suis peut-être juste trompée de voie et de foi ..."

Aux paroles de la femme, Eden eut un geste amusé signifiant clairement qu’elle ne lui tenait en rien rigueur pour al chute: en effet, la convalescente était évanouie, et dégoulinante de sang, comment aurait-elle pu faire autrement de toute façon ? Non, c’était plutôt elle, Eden, qui était à blâmer: il était possible que sa chute comme le choc aient empiré les blessures de l’inconnue.
Avec un sourire, elle écouta son discours sur la foi, avant de répondre:

“Ne vous en faites pas, c’est plus à moi de m’excuser: si vous avez des bleus en trop ce sera sans doute ma faute. Et ne vous inquiétez en rien de ma veille, ça ne m’a pas dérangée, quant à ma forme, vous n’en êtes pas la cause j’en ai peur ! Ne vous pressez pas. Vous êtes la bienvenue ici. Reposez-vous, prenez le temps de vous remettre de vos blessures, qu’elles soient physiques ou mentales.”

De nouveau elle sourit, peut-être un peu dans le vague, mais avec bienveillance, ce qui plissa un peu son visage ridé.

“Ce lieu est un refuge et un sanctuaire. Restez autant que vous en avez envie. Dame Judy nous accompagne dans sa générosité et sa douceur à chaque instant, mais la croyance n’est en rien obligatoire pour être ici. De mon côté, je crois, oui, et je suis persuadée que dans Elle je n’en serais pas là aujourd’hui. Mon histoire aurait sans doute pu être bien plus sombre, mais Dame Judy a chassé les nuages, et m’a guidée loin de l’obscurité. On a été assez généreux ici pour m’offrir une planche de salut, et il est important que vous puissiez profiter de ce refuge également, même sans croire, et peu importe votre foi.”

Un refuge, le terme qu'elle emploie fait sourire Anna. Là-bas aussi, on utilisait ce terme. Un même mot pour de nombreuses définitions. A-t-elle des nuages à chasser elle-aussi ? Oui, mais ils sont trop orageux pour les nonnes du coin et plus généralement pour les habitants de Minos. Toutefois, la distance va lui permettre de souffler un peu ... Et c'est un autre problème.

Elle ne pensait pas s'en sortir. Pour elle, elle allait mourir. Alors que faire maintenant ? Elle est fatiguée de fuir mais elle sait aussi que les Mères ne la lâcheront pas ... Il y a toujours des solutions. Longtemps, elle a cru qu'il n'en existait qu'une, mais elle convient désormais de toute la fausseté de cette vérité. Il lui faut juste un peu de temps pour trouver la sienne.

"A entendre une telle générosité, on en deviendrait vite croyant pourtant ... Je vous remercie en tout cas et j'accepterai avec plaisir de rester un peu. Un peu plus de repose me fera sans doute du bien, et je ne suis pas contre un peu moins d'obscurité moi-aussi ... D'ailleurs, il est extrêmement tôt alors je ne sais pas si d'autres sont réveillées, mais j'aimerais lire un peu sur votre dame avant de me lever et d'aller chercher mes affaires, pensez-vous s'il vous plait qu'on puisse m'en apporter un ?"

Il y eut un certain silence après ses paroles. Il n’était pas lourd, simplement épais, densifié par le poids de la réflexion combiné à celui de la nuit qui les entourait encore. Aux sons étouffés qui lui parvenaient, Eden parvenait à deviner que l’aube était là: elle percevait, elle en était certaine, quelques chants d’oiseaux. Certaines religieuses devaient déjà être debout, et le couvent ne tarderait pas à se réveiller, porté par le soleil de ce début de Gladio. Peut-être que quelques averses émailleraient la journée ?
Puis, l’inconnue reprit la parole, et fit de nouveau sourire Eden. Ainsi, elle voulait en savoir plus sur Dame Liane ? C’était une très belle idée.

“Évidemment. Restez là, je reviens dans un instant.” lui dit la religieuse.

Et ainsi fut fait: Eden se leva, et franchit la porte de l’infirmerie. Elle alla jusqu’à la bibliothèque, où elle récupéra quelques ouvrages sur Liane, portant sur sa vie comme sur son influence ou son culte de l’origine à la période contemporaine. Elle savait où se trouvaient les livres, car elle s’était déjà repérée dans la bibliothèque, et on lui avait expliqué où retrouver tel ouvrage sur tel thème lorsqu’on lui en demanderait. Il y avait également des petits repères sur les étagères, qui l'aidaient beaucoup, et la plupart des couvertures, dures, avaient un certain relief au niveau du lettrage. En bref, elle ne pouvait qu’espérer être tombée juste, et ne pas lui ramener des romans policiers.
Ses trouvailles sous le bras, elle alla jusqu’à la cuisine où elle récupéra un plateau où elle mit de quoi faire un petit déjeuner pour leur invitée surprise: un pot de lait, du pain façonné par le couvent, du miel des ruches du jardin, un peu de beurre, du fromage et de la confiture. Elle y ajouta un fruit, et mit les livres sur le plateau en espérant ne pas s'être trompée sur ce qu’elle avait pris, et ne rien faire qui soit déconseillé par les soigneurs. Puis, comptant ses pas pour ne pas se perdre, elle revint jusqu'à l’infirmerie en saluant chacune des religieuses qu’elle croisait. Elle passa le seuil, priant pour que l’inconnue ne se soit pas sauvée ou n’ait pas fait de malaise, et faisant très attention aux irrégularités du sol afin de ne pas tomber.

Eden est définitivement charmante. Peut-être ne l'a-t-elle pas toujours été mais à cet instant précis, Anna ne peut lui reprocher ; c'est une hôtesse exemplaire. Doucement, elle avale le petit-déjeuner, et savoure le sucre dont elle n'a guère l'habitude. Quelle parenthèse douce se dit-elle. Bientôt, le tonnerre, l'acier et le sang reprendront leurs droits sur elle mais qu'importe, la confiture est bonne, il ne faut pas gâcher.

Elle a terminé et feuillette l’œuvre. Des illustrations aux paraboles, toute cette foi bienveillante lui est étrangère. Elle relit plusieurs fois certaines sentences. Des remarques cyniques lui viennent, d'autres la touchent et certaines l'émeuvent.

Le temps passe et Anna sent qu'elle peut se lever. Alors elle le fait puis s'étire. Elle blanchit à chaque mouvement mais tient bon. Elle ouvre les volets. C'est une belle journée. Elle s'approche de la porte.

"Eden, je sors pour une promenade. Je vous remercie pour le repas et la lecture. Je ne vais pas m'éloigner, soyez tranquille."

Pas chance, la femme était toujours, et éveillée. Eden la laissa savourer son petit déjeuner tranquillement, bavardant un peu ensuite alors que la lectrice explorer les ouvrages qu’Eden lui avait apportés, jusqu’au moment où elle manifesta son envie de se lever. La religieuse laissa faire l’invitée, sans la voir blêmir évidemment. Au son, cependant, elle sentait que la femme n’était pas frocément très à son aise, mais qu’elle se débrouiller, et le tout sans tomber. Lorsqu’elle la remercia et lui signifia son envie de sortir, Eden sourit et hocha la tête; de toute façon, le couvent regorgeait de nonnes, même si elle avait un problème, il y aurait toujours quelqu’un pour lui porter secours.
De son côté, la jeune femme aux airs de vieillarde repartit vacuqer à ses occupations monastiques; il était temps de pétrir le pain, elle le savait. Elle avait loupé la première vague de prières et pourrait se rattraper en les psalmodiant les mains dans la pâte.

Anna avance doucement, salue quelques nonnes, sort. Le soleil se pose sur elle, elle sent l'herbe sur ses chevilles, les embruns de la mer sur son visage ; elle sourit. Combien de jours, d'heures avant de partir ? Elle ne le sait pas, qu'importe. Elle part pour retrouver ses affaires mais elles n'y sont plus. Sa mémoire lui jouerait-elle des tours ? Elle hausse les épaules. Un signe s'amuse-t-elle, oui, ce doit être un signe. Les dieux sont partout en ce moment. Elle mime une prière à Dame Liane et éclate de rire. C'est douloureux et doux à la fois. Elle retourne au couvent.

A l'entrée, elle demande si l'on peut lui prêter une tenue. Pas une de nonne, non, elle n'est pas ordonnée, mais un vêtement simple, blanc, sans fioriture aucune. Sans discuter, on lui transmet une tunique la plus épurée qui soit. Anna est heureuse et respire, toute à sa joie d'être ainsi travestie. Elle cherche ensuite Eden qu'on lui indique avec facilité, comme pour chacune de ses demandes.

Face à elle, Anna tourne sur elle-même, pour lui présenter sa nouvelle apparence et lui demande ensuite comment l'aider.

Peser l’eau, la farine. Alimenter le levain, et le laisser monter. Mélanger l’eau, le sel et la farine, laisser fraser. Ajouter le levain, pétrir. Rabattre. Six fois. Laisser le paton se détendre. Le façonner. Grigner. Enfourner. Défourner. Emaillotter. Laisser refroidir.

Peser l’eau, la farine. Alimenter le levain, et le laisser monter. Mélanger l’eau, le sel et la farine, laisser fraser. Ajouter le levain, pétrir. Rabattre. Six fois. Laisser le paton se détendre. Le façonner. Grigner. Enfourner. Défourner. Emaillotter. Laisser refroidir.

Peser l’eau, la farine. Alimenter le levain, et le laisser monter. Mélanger l’eau, le sel et la farine, laisser fraser. Ajouter le levain, pétrir. Rabattre. Six fois. Laisser le paton se détendre. Le façonner. Grigner. Enfourner. Défourner. Emaillotter. Laisser refroidir.

Peser l’eau, la farine. Alimenter le levain, et le laisser monter. Mélanger l’eau, le sel et la farine, laisser fraser. Ajouter le levain, pétrir. Rabattre. Six fois. Laisser le paton se détendre. Le façonner. Grigner. Enfourner. Défourner. Emaillotter. Laisser refroidir.

Encore.

Et encore.

Et encore.

C’était un rituel immuable, depuis des années, et Eden s’y pliait comme les autres. Elle trouvait agréable de manier la pâte, et elle aimait à se repérer aux odeurs pour savoir ce qui était prêt et ce qui ne l’était pas. Elles étaient nombreuses, dans ce couvent, et le pain faisait partie de la base de leur alimentation. Il était utilisé jusqu'aux dernières miettes. S’il séchait, on en faisait de la chapelure, des gratins, des croûtons, du pain perdu ou même de la bière, ou d’autre farine. Mais le pain était un indispensable, ici, et c’était ce qu’Eden était le plus à même de cuisiner.
C’était, en quelque sorte, sa contribution à la vie du couvent, ce couvent qui l’avait accueillie, et qui la reconstruisait, ce couvent dont elle connaissait les pas des occupants … sauf celui qui arrivait à cet instant.
Anna, donc.
Très vite, ce fut cofnirmé par la jeune femme elle-même, qui demanda à Eden comment l’aider. Evidemment, la religieuse n’avait rien vu du tour sur elle-même de la rescapée ou de sa nouvelle tenue, se doutant simplement, à l’odeur de savon et d’encens qui se dégageait d’elle, qu’elle avait changé de vêtements et que ceux-ci appartenaient au couvent.

“Vous avez déjà fait du pain ?” demanda-t-elle dans un sourire. “Si vous voulez, il faut grigner ces miches, et c’est l’étape que j’aime le moins. J’ai toujours peur de me couper, et je ne peux rien faire de bien joli, là où, puisque vous y voyez, ce sera plus simple !” dit-elle en lui tendant le petit outil muni d’une lame de rasoir qui servait à scarifier les pains afin qu’ils ne craquèlent pas.

Anna sourit et prend la lame. Décidément, on ne se refait pas, les habitudes se rappellent toujours à nous.

"Je devrais m'en sortir. Je n'ai jamais fait de pain mais j'ai l'habitude de ce genre d'outil."

Elle grigne donc les pains et frissonne. Le mouvement lui rappelle, dans sa finesse et sa précision, les entailles des torturés. La pâte n'est en soi pas plus molle, que ne l'était l'abdomen de certaines victimes.

Eden veut du beau, elle s'applique. C'est une instruction nouvelle que celle-ci. L'esthétique n'est pas une priorité pour faire parler. Si art il y a, il est brutal. C'est étrangement satisfaisant en tout cas se dit-elle d'opérer une telle transformation sur ses talents.

"Il m'est impossible de vous expliquer pourquoi mais cette activité est pour moi une véritable cure. J'ai hâte que vous me présentiez d'autres activités."

De sa main, Anna prit le petit accessoire, et très vite, Eden entendit le bruit caractéristique de la pâte que l’on scarifiait. La remarque de la femme face à elle l’avait intriguée, mais elle n’avait ps posé de questions: ce serait, sans aucun doute, indiscret. Si Anna avait eu envie d’en parler, elle l’aurait fait, se disait Eden. Alors, elle se contenta de lui faire un sourire un peu vague, continuant à pétrir, à rabattre.
Pourtant, la nouvelle arrivée semblait prendre du plaisir dans cette activité, et Eden eut un sourire plus marqué.

“J’ai moi aussi remarqué qu’il était étonnamment agréable de créer quelque chose de ses mains. Ici, on fait beaucoup nous-mêmes. J’ai beaucoup appris. Je ne m’en souviens pas, mais je ne crois pas que, dans ma vie d’avant, je créais beaucoup. Je vous montrerai, si vous voulez: nous avons un grand potager, et un très beau verger où il y a toujours à faire. De la même manière, nous cuisinons beaucoup, et faisons beaucoup de travaux d’aiguille. J’ai même découvert que le ménage, qu’il me semblait abhorrer, pouvait être gratifiant.”

Elle eut un nouveau sourire à ces mots. Elle ne se souvenait plus de grand chose, mais il lui semblait bien que le mot ménage la faisait grimacer, avant, là où aujourd’hui, cela ne la dérangeait plus. Elle n’était pas certaine, cependant, d’être très efficace à cette tâche, ne voyant pas la saleté, mais peu lui importait.

“Je suis contente, en tous cas, que cela vous plaise.”

D’un geste relativement souple, elle défourna la dernière miche, et l’emmaillotta, puis mit au four celles grignées par Anna, avant de relancer le chronomètre. Lorsqu'elles auraient terminé de cuire, Eden emmenerait Anna visiter le jardin, ou faire de la couture, ou autre chose encore si elle le souhaitait.

Le pain cuit lentement. Anna sourit. Elle est assise près du four en compagnie d'Eden. Anna observe les autres nonnes qui passent d'une pièce à l'autre. Elles savent ce qu'elles ont à faire et même si c'est parfois pénible, pas un soupir. C'est une jolie mécanique. Chez les Mères aussi, Anna entendant parfois ces mêmes rouages. Le chaos n'avait pas toujours été. La violence était présente bien entendue, les tâches étaient ce qu'elles étaient mais il y avait eu des moments, oui, où elle s'était dit que peut-être, peut-être était-elle à sa place et que le monde état tel qu'il devait être.

Ces gestes la mettent en fait mal à l'aise. Anna le comprend peu à peu. Veut-elle de l'ordre ? Supporte-elle encore l'autre ? Si la solitude lui est pesante, a-t-elle une réponse différente que cette pression claustrophobe qui enserra sa poitrine lorsque des mains se tendent vers elle ?

Anna se lève. Elle se sent mal. Elle a besoin d'air.

"Eden, pouvez-vous m'indiquer le jardin s'il vous plait ? J'aimerais profiter un peu du dehors. Je crois que la chaleur du four ne me réussit pas."

Il y avait autour d’elles la routine mécanique du quotidien qui se déroulait. Eden n’y faisait plus attention, emportée par la force de l’habitude comme rassurée par ces sons. Elle ne comprit pas, donc, la fuite d’Anna, ce besoin d’air soudain, elle que la routine et l’ordre rassurant à présent, stabilité retrouvée. Elle fut donc quelque peu surprise de la demande de la nouvelle venue, et c’est avec des yeux écarquillés même si aveugles qu’elle lui indiqua d’un geste de la main la direction du jardin.
Elle, elle devait finir de faire cuire les pains, s’assurer qu’ils ne brûlent pas, donc elle ne la suivit pas. Ses gestes,devenus un peu plus mécaniques, exprimaient ainsi son souci, son inquiétude soudain pour cette fille jusque-là inconnue. La religieuse espérait ne pas avoir fait d’erreurs, de faux-pas qui auraient mis son interlocutrice mal à l’aise. Comme elle n’y voyait plus rien, et qu’elle apprenait à se réadapter à sa vie, à son corps, à son monde, elle craignait toujours de manquer des signes de malaise chez les autres. Comment pouvait-elle savoir, s’ils ne verbalisaient pas ? Elle n’avait plus aucun autre repère, lui semblait-il, pour deviner …
Elle ne se souvenait pas de grand chose d’avant, beaucoup de choses s’étaient perdues dans les méandres de sa mémoire, mais … Mais au moins, les choses lui paraissaient plus simples. peut-être était-ce car elles étaient visibles, mais tout paraissait plus clair, plus lumineux. La vue était trompeuse, pourtant, on le lui avait dit, mais parfois, cela lui manquait encore …
la dernière miche emmaillottée, elle essuya ses mains sur son tablier, quitta celui-ci qu’elle accrocha à une patère. Puis, elle partit vers le jardin, espérant y retrouver Anna.

“êtes-vous là ? appela-t-elle. Vous vous sentez mieux ?”

Adossée à l'arbre le plus grand du jardin, Anna respire doucement. Elle reprend ses moyens et le monde l'inquiète moins. Il reprend une forme de stabilité. Elle n'est jamais totale malgré tout. Le constat est mal posé. C'est elle le problème. Que veut-elle ?

Lui-est il permis de se reposer ainsi en ces lieux ? Y a-t-elle droit ? Ses mains, elle les sent encore couvertes de sang. La farine peut-elle changer le poids des gouttes sur ses paumes ? Non. Anna l'a expérimenté bien des fois. Dans la neige, les pétales de lys ou le long d'une nappe immaculée, le sang n'en ressort qu'avec plus d'éclat. On est ce que l'on a fait. Les traces ne s'estompent pas. Le péché ne part pas au lavage quand bien même on frotterait à s'en ôter la peau jusqu'à l'os.

Il n'y a pas de rachat pour elle. Anna les yeux fixés vers les yeux de la déesse qui la contemple, sculptée, sévère, sur une arche du frontispice de la cour. Elle a tué des innocents. Elle a dévoré leur chair et puis ... Elle a tué ses propres Mères.

Eden s'approche. Anna la voit avancer, hésitante, mais étonnement précise pour une aveugle. Elle est douce et bienveillante. Ses yeux vides dissimulent une vérité contraire mais Eden semble ne pas y prêter attention. Anna l'envie-t-elle ou la méprise-t-elle pour cela ? Elle n'en a aucune idée.

"Je suis là, Eden. Excusez-moi par avance mais étant donné votre bonté depuis le début avec moi, je vais me permettre une question étrange : vous m'avez dit tout à l'heure que Dame Judy était pour vous un guide dans l'obscurité. J'imagine que vous n'en parliez pas spécialement par rapport à votre handicap. Alors, je voulais vous demander ... Pensez-vous que lorsqu'on s'est enfoncé longtemps au plus profond des ténèbres, il est encore possible d'être ramené ? Pour ma part, je crois qu'il y a malheureusement une frontière à un certain stade et que si on se retourne, il n'y a plus rien derrière nous ..."

Guidée par la voix d’Anna, Eden se rapprocha d'elle, se fiant à ses repères appris depuis son arrivée, se fiant aussi aux sensations dans ses pieds, dans ses mains, dans ce qu’elle touchait, ou ce qu’elle ne touchait plus. Il y eut quelques hésitations, et elle ne prit certainement pas le chemin le plus simple, mais assurément celui qu’elle connaissait, celui où elle était presque sûre de ne pas se cogner.
Elle avait pourtant cette sensation étrange de pouvoir dire à tout instant où était la statue de la déesse, de la gardienne, la protectrice, comme si une douce lumière, une tendre chaleur s’en dégageait perpétuellement et lui servait de repère permanent dans cette mare obscure qu'était devenue sa vie.

Cette sensation amplifia en elle l’écho de la question d’Anna.
Eden n’avait pas de mémoire, et la tête en friches. Mais on lui avait dit certaines choses. Pas tout, évidemment. Mais elle avait compris, par des questions, multiples, en recoupant, un peu, qui elle avait pu être. Alors, pour elle, la réponse était évidente.
Elle comprenait, évidemment, que cela ne puisse pas être aussi simple pour tout le monde. Elle imaginait sans peine que lorsqu’on savait ce qu’on avait fait, lorsqu’on se souvenait des morts, des massacres, de l’odeur pestilentielle des tripes éparpillées, du goût du sang dans sa bouche, des râles d’agonie, ce soit plus difficile de songer à la rédemption. L’amnésie était un présent inestimable.

“Nous sommes ce que nous faisons.” répondit-elle. “Je crois que si vous voulez sortir des ténèbres, c’est possible. Ils seront toujours là, non loin, je suppose. Parfois, ils pourraient peut-être même être tentateurs. Mais si vous désirez devenir quelqu’un d’autre alors … Vous trouverez des refuges et des personnes pour vous y aider.”

Elle tenta de lui sourire, pas certaine cependant d’avoir son visage effectivement tourné vers la jeune femme.

“Je ne crois pas avoir été quelqu’un de recommandable. Je ne me souviens pas, je ne sais pas. Mais on m’a permis de recommencer. Judy m’a accueillie, à bras ouvert, et ses fidèles avec elle. Si vous désirez renaître, vous aussi, vous trouverez le terreau qui vous permettra d’y plonger vos racines et d’y refleurir.”

C'était un joli discours et dont rien n'amenait à mettre la sincérité en doute. Peut-être aurait-il pu fonctionner pour elle aussi ... Mais les souvenirs couraient en tout sens sur les parois de son cœur, de son corps et de son crâne, affamés d'elle, jamais repu, seulement avide de son être jusqu'à la dernière miette.

Peut-on refleurir ? La vie trouve toujours un chemin dit-on ... Mais le doit-elle ? Anna sait ce qu'elle devrait faire. Secouer sa tête, l'ôter de son coup et la jeter comme une motte de sel contre un mur ... Les éclats détachés des uns et des autres retrouveraient ainsi une pureté, celle du flocon, du grain, de ce qui n'a jamais été noirci. Elle ne peut pas. Ce n'est pas elle. Elle n'oublie pas, n'accepte pas, ne pardonne pas ... Ne se pardonne pas.

Anna sent pourtant la vérité d'Eden. Il existe oui dans quelques édifices perdues des âmes déchirées qui patiemment se raccommodent sous une lumière pâle qu'ils rêvent de réchauffer. Elle ne voit pas ce chemin de roches éparses qui suturent le flanc d'une colline isolée ou se coule entre les lèvres d'une grève abandonnée.  Elle a froid et aura toujours froid. Aucune chaleur ne caressera jamais ses os entrelacées et ses chairs malmenées ... Et qu'il en soit aussi.

Aussi stérile que soit la direction dans laquelle l'entraîneront ses pas, elle s'y tiendra droite jusqu'à saisir un jour peut-être, ce qui la meut ...

Anna se lève et prend la main d'Eden.

"Je vous remercie pour tout Eden. Il est temps que je reprenne ma route ... Continuez à fleurir, cela vous va bien."