[Terminé] Un sourire de Dame Chance II, le retour.

La température, l'odeur et les mouvements de l'air avaient changés. Le bruit de la foule d'Elysée avait laissé place à celui plus paisible, du vent dans les arbres. Étaient-ils arrivés à destination ?
L'homme-lézard ouvrit les yeux. Puis il se dégagea de l'étreinte de la femme toujours collée à lui avant de soupirer.

- Nous ne sommes pas à Héraclès.

Ils étaient au beau milieu de ce qui semblait être une partie particulièrement sauvage des Plaines Enéides, à proximité d'un bosquet d'arbres dense. Devant eux, un mur de hautes herbes.
Aucun signe d'activité humaine dans les environs...
Sorga garda un œil sur les herbes, sachant trop bien ce qui pouvait se tapir à l'intérieur, et tourna l'autre vers la femme.

Incapable de tenir debout, la femme se laissa tomber le cul par terre, à l'instant précis où Sorga s'écarta d'elle. De la sueur coulait sur son front, et elle tremblait un peu.
Mais malgré ça, elle souriait.

- Réjouis-toi, on a pas fini dans un rocher ou dans un arbre ! Et nous sommes déjà plus proches de l'arrivée qu'avant, non ? Huhu... bon, j'aurais bien besoin d'un remontant... où est cette fichue bouteille?

Inspirant et expirant à fond, elle se mit à fouiller dans son sac, ne tardant pas à sortir une grosse bouteille de verre remplie d'un liquide sombre.

L'homme-lézard se sentit honteux de sa déception en voyant cette femme dans cet état de fatigue. Elle avait prévenu que ce serait difficile de se téléporter jusqu'aux montagnes Héraclès, mais il pensait que c'était juste une question de temps...
Là, ça semblait surtout difficile pour elle.

- Vous allez bien ?

Grimaçant également, il vint s'accroupir à côté d'elle, sortant de sa sacoche les vivres qu'il avait pris avec lui ; morceaux de fromage, pain et quelques tranches de bœuf séchées.
En les tendant à la femme, il se figea : qu'est-ce qu'elle avait voulu dire, par finir dans un rocher ?

La femme sourit de plus belle et prit un bout de pain, qu'elle mangea tranquillement tout en rassurant l'homme-lézard :

- Juste un peu fatiguée... merci.
J'ai vraiment du perdre la main, après toutes ces années à user du cube. C'est de la faute à la résistance magique naturelle de Lampion aussi ; obligée de sortir l'énergie du cube pour le moindre petit saut ! Huhu... à force, on prend de mauvaises habitudes...

Elle déboucha sa bouteille, but une grande gorgée puis resta là assise un instant, finissant de manger en silence. Puis, elle se releva difficilement avant de s'étirer.

- Bon, on ferait bien de bouger. Ça m'aiderait pour le prochain saut si je vois où on doit aller. Il doit y avoir un point surélevé dans les environs, à nous de le trouver pour découvrir ce qu'il y a au-dessus de ces hautes herbes.

Sorga se redressa à son tour et ils se mirent en route, longeant le bosquet d'arbres à la limite des hautes herbes.
Ils formaient vraiment un étrange duo. En fait, de toutes les personnes avec qui il s'était retrouvé à se balader, c'était sans doute elle la plus étrange de toutes. Son physique mis à part, l'homme-lézard était assez normal, il se comportait de façon assez logique. Mais cette femme cachait sous son aspect banal, un comportement qui ne l'était absolument pas ; une aura mystérieuse et étrange l'entourait et aucun de ses actes n'aidait à comprendre le tableau...
D'ailleurs, marcher en silence à côté d'elle le mettait mal à l'aise.

- Après réflexion, j'aimerais savoir... comment savez-vous que j'ai un frère ?

Voilà, peut-être que discuter l'aiderait un peu à dissiper en lui l'impression qu'elle allait faire quelque chose de bizarre d'un instant à l'autre, comme exploser en une myriade de confettis par exemple.

- Facile. Je l'ai lu dans mon livre des Rêves.

La femme venait d'énoncer ça comme une évidence. Elle but de nouveau une gorgée à sa bouteille, avant de rire devant l'expression perdue affichée par l'homme-lézard.

- Huhu... c'est un cadeau d'un ami, un grimoire enchanté qui permet de voir les rêves des gens. Très poétique, et parfaitement incontrôlable. Mais je suis tombé sur les rêves de ton frère une fois, plein d'hommes-lézards et d'un tombeau enchâssé dans un volcan...
Il faut croire que la mort n'ôte pas la capacité de rêver. C'est encourageant tu ne crois pas ?

- Oui, je suppose.

L'homme-lézard en était sûr à présent : il avait tout intérêt à rester méfiant avec cette femme qui pouvait changer de taille, se téléporter et lire dans les rêves...
Que pouvait-elle faire encore ?
Ceci dit, elle avait répondu à sa question sans parler en énigme, c'était encourageant.

Ils continuèrent à marcher en silence, jusqu'à ce qu'il aperçoivent le sommet d'une colline proche à travers les hautes herbes.

- Vous pouvez nous faire aller là-bas ? Je n'aime pas trop l'idée d'avancer dans les hautes herbes dans ce coin sauvage.

La femme tendit le bras, leva le pouce et ferma un oeil, comme si elle calculait la distance qui les séparait de cette colline.

- Moui... ça devrait le faire. Juste le temps de prendre un peu plus de carburant... et on est parti.

Elle but une troisième gorgée, fit claquer sa langue.
Puis le rituel de téléportation commença. Elle se concentra, sembla se parler à elle-même puis... elle vint serrer dans ses bras l'homme-lézard.

Sorga grinça des dents, et se raidit un peu, toujours aussi peu à l'aise avec ce contact. Il prit sur lui et patienta pourtant, fermant les yeux en anticipation du flash de lumière qui allait arriver...
Flash !
Secoué par le déplacement – il ne s'y ferait sans doute jamais... - il se sépara de la femme en bougonnant.

- Vous allez le faire à chaque fois ?

Au moins, ils étaient arrivés à destination sans problème cette fois.
Il comprenait le besoin de se rapprocher pour faciliter la téléportation – ça semblait logique, selon sa maigre compréhension de la magie – mais il soupçonnait la femme d'en profiter pour l'embêter.
Il n'était pas une peluche !
Soudain, une odeur abominable de pourriture et de sang vint manquer l'asphyxier avec une bourrasque de vent. Il se tourna vers la direction d'où venait la bourrasque...

A une centaine de mètres d'eux, les herbes hautes laissaient place à un sol calciné, couvert de marques d'explosions. Partout, aussi loin que les yeux pouvaient voir presque, des corps par centaines, par milliers, brûlés, découpés, gisaient, pourrissaient au soleil, au milieu des débris d'armes de siège, des fortifications de guerre construites pour la bataille.
Ce n'était pas un champ de bataille, c'était un charnier, un paradis pour les charognards.
Le silence était lourd, presque autant que l'odeur nauséabonde qui émanait des lieux.
Sorga s'aperçut qu'il avait oublié de respirer pendant quelques secondes.

- Oui, je le ferais à chaque fois. Un câlin contre mon aide, c'est correct comme prix, non?

La femme souriait, mais ce sourire disparut dès que ses yeux découvrirent le paysage macabre.
Ils restèrent un moment à observer les restes du champ de bataille, en silence.
Maeko tendit un doigt dans une direction ; au loin, un petit groupe d'hommes se démenait parmi les corps, travaillant à les entasser au même endroit. Une minute plus tard, un premier brasier fut allumé.

- Les corbeaux et les coyotes auront dévoré beaucoup de ces malheureux avant qu'ils arrivent à tous les brûler... Cette guerre aura bien un vainqueur, mais ce ne sera ni Eaque, ni Rhadamanthe. Bah !
Allons, partons d'ici.

L'homme-lézard avait le vertige devant tous ces morts étalés devant lui. Combien de temps avait-il fallu pour que ces gens trouvent la mort ? Quelques heures ? Quelques jours ?
Sentant une nausée monter, il hocha la tête. Oui, ils feraient mieux de partir. D'ailleurs, on voyait bien les Montagnes Héraclès de là où ils étaient.
Tandis que la femme à côté de lui se concentrait pour la troisième fois, Sorga gardait les yeux braqués sur leur destination, mais l'image des morts par centaines exerçait sur lui une désagréable attraction. Des milliers, morts au combat.
Il les comprenait. Il avait failli lui aussi, mourir au combat.
Des milliers de soldats, sacrifiés à une guerre stupide. Lui, il avait failli se faire tuer pour rien, sans sauver la Reine.
Sa blessure à la poitrine lui faisait soudain plus mal. Combien de ces hommes, comme lui, avaient été mortellement touchés sans blesser leur bourreau ?

Il sursauta lorsque la femme posa une main sur son bras.
Cette fois-ci, elle ne vint pas se coller à lui pour effectuer leur téléportation.
Flash !
Ils disparurent.