Absolument irrécupérable - 2 - Le retour d'Odéline [Fête du Courage et de l'Espérance 2786][sp Mistigrincheux et sa chère et tendre pas au courant]

Odéline, agrippée au bastingage, sautillait presque. Elle ne le faisait pas, pour évier le regard réprobateur sur elle du Mini Capitaine du navire. Mais elle avait du mal à résister, il fallait l'admettre.

L'orphelinat devait ouvrir dans quelques jours. La Reine avait proposé cela pour la Fête du Courage et de l'Espérance, amis il lui avait été objecté que les animations de la journée ferait de l'ombre à l'événement, ce qui serait un peu dommage et de fait, la date d'inauguration avait été décidée un peu plus tard. Tout état prêt cependant pour recevoir des enfants. Odéline avait donc profité de l'occasion pour prévoir un voyage. Elle avait dit à Siffroy qu'elle allait rejoindre Aëlia qui l'avait incitée à passer quelques jours avec elle sur Eaque. En réalité, elle avait bien d'autres projets.
Depuis un an, environ, une rumeur enflait à propos de la Reine de Minos: celle-ci se serait liée à une femme de l'archipel, avec qui elle entretiendrait une relation, par le biais d'un échange épistolaire. Si cela n'aurait pas du affecter Odéline qui ne faisait usuellement que peu de cas des potins, surtout royaux, son attention avait été retenue par la description de la femme, qui ressemblait étrangement à celle qu'elle avait déjà vue accompagner Béhékine. Se disant qu'elle tenait peut-être là l'information qu'il lui manquait, elle s'était remise sur les rails de la recherche de son ami, et avait recommencé à poser des questions. Ce faisant, elle avait appris qu'un navire, le Poisson-Globe, faisait le tour des îles de l'Archipel, avec des arrêts dans de nombreux villages.

L'archipel ! Evidemment ! Comment n'y avait-elle pas pensé plus tôt ?!

Il ne lui avait pas fallu beaucoup plus de temps pour prendre sa décision, et Siffroy en se doutant de rien, il n'avait pas été très difficile à convaincre, manifestement heureux d'échapper à la concoction rose du parc d'attractions minosiens dans lequel sa femme n'aurait pas manqué de l'amener si elle était restée auprès de lui. Elle avait donc fait ses bagages (quelques vêtements, et beaucoup de victuailles, pour offrir des cadeaux à tout le monde), et avait filé, pour quelques jours "chez Aëlia". En réalité, elle avait pris un portail jusqu'à un village portuaire, et avait ensuite embarqué sur le Poisson-Globe, et s'était arrêtée sur toues les îles avec lui, montrant à chaque habitant croisé, qui venait récupérer des denrées ou déposer des choses sur le navire, le dessin de son ami. Chacun avait répondu par la négative. Elle y avait toujours laissé une boîte de biscuits faits par elle.
Chaque réponse négative, au lieu de la désespérer, faisait augmenter encore d'un cran son excitation: en procédant ainsi par élimination, elle se rapprochait de plus en plus de son but, elle en était certaine. Retrouver Béhékine n'était plus une vague possibilité noyée dans des centaines d'autres, non, c'était quelque chose qui allait arriver.
Bientôt.

Sans pouvoir se l'expliquer, plus le temps avançait, plus elle était inquiète pour Béhékine. Depuis la fois où elle avait appris ce que lui avait fait subir son mari, elle n’avait jamais pu lui parler de nouveau. Elle l’avait, évidemment, vu lors des Jeux Olympiques, mais n’avait pas réussi à l’approcher (en réalité, elle aurait été prête à parier qu’il la fuyait). Ceci l’avait turlupinée, certes, mais ce n’était rien comparé au cercle de pensées qui tournait en boucle dans son esprit depuis le début de la guerre.
Elle craignait que son ami ne se mettre en danger, que, trahi par Siffroy, blessé par les humains, il ne se réfugie dans sa rage et son amertume. Elle craignait qu’il ne s'implique dans une lutte qui en le concernait pas, et ce, pour de mauvaises raisons. Elle craignait que motivée par sa haine et son désir de détruire Siffroy, il ne se détruise, lui. Elle n’avait même pas songé, évidemment, au mal qu’il pouvait faire aux humains, à un éventuel engagement du côté du Ténébreux, non. Elle craignait juste qu’il souffre, et voulait s’assurer qu’il ne se fasse pas de mal.
C'était déjà le cas un an avant, c'était toujours le cas. Mais cela avait augmenté: le fait de ne pas le trouver l'inquiétait plus encore. Cela laissait à son esprit toute la place pour échafauder des tonnes de possibilités différentes et ça ne lui plaisait pas, pas du tout. Il avait p lui arriver n'importe quoi, depuis sa dernière apparition publique, un an plus tôt. Elle avait vraiment peur. Elle en savait pas trop ce qu'elle lui dirait, une fois face à lui, mais elle savait que simplement le fat de le revoir la rassurerait. Elle espérait qu'il irait bien, qu'elle pourrait lui parler, tranquillement, comme avant. Ca lui manquait. Elle aimait bien Nathalia, et Noïa, mais c'était différent.

Ainsi, lorsque le bateau accosta sur une nouvelle île, dès que le point en fut déployé, elle fut parmi les premières à sauter à terre, son sac à dos sur les épaules, et un gros panier qui ne semblait jamais désemplir au bras, et alla très vite à la rencontre d'un des habitants de l'île, à qui elle expliqua qu'elle cherchait la personne représenté sur son dessin, qui était pour elle un ami très cher. Et, pour la première fois, elle vit une réaction, et sut qu'elle avait frappé à la bonne porte. Des larmes de joie, d'excitation et de soulagement vinrent lui piquer les yeux. Avant de suivre l'homme comme il le lui proposait, elle alla remercier Emilien Cristoffen et Rosemarie qu'elle paya et à qui elle laissa trois boîtes de gâteaux, et qui ne durent pas comprendre la volonté de cette fille blonde de les serrer dans leurs bras.
Puis, elle suivit l'homme, tentant d'initier la discussion, avec son enthousiasme et sa verve habituelle. S'il semblait un peu surpris par ce pépiement, cela ne sembla pas l'inciter à initier la discussion, et il la mena tout droit vers ce qu'elle espérait être Béhékine, sans s'imaginer une seule seconde qu'il pourrait sans doute y avoir des intermédiaires, des étapes, avant de pouvoir voir son ami.

Ce guide amena Odéline jusqu'au village proprement dit, installé légèrement en hauteur sur une plaine tout juste déboisée. La petite vingtaine de huttes faites de feuillages tressés, de chaume et de bois de palmier étaient organisées en cercle autour d'une place principale, les entrées faisant face à un foyer commun. Une grand-salle, ouverte aux quatre vents et seulement recouverte d'un toit, occupait un coin, faite pour les rassemblements, les fêtes, les repas pris en commun. Un peu partout, des ateliers divers étaient organisés pour les travaux artisanaux de la communauté, la cuisine, le travail des tissus ou du cuir. Derrière les huttes, il n'y avait guère que quelques dizaines de mètres avant l'orée de la jungle qui s'étendait à perte de vue et qui recouvrait la plus grande majorité de l'île.
Il n'y avait personne d'autre en vue actuellement ; le Poisson-globe était un événement, et l'intégralité du village était descendu sur la plage avant qu'Odéline "attrape" son guide.
Ils pouvaient entendre les bruits d'activité autour du déchargement en chaloupe des marchandises, la voix de Rosemarie reconnaissable entre toutes qui exhortait les marins à s'activer.

Dépassant le village par un petit sentier qui partait vers la jungle, l'homme métissé à la peau presque noire se dirigea vers une hutte un peu à l'écart, à la limite des premiers grands arbres.
Si la première partie ressemblait en tous points aux demeures du village, elle était accolée à une deuxième salle circulaire, plus large et haute de plusieurs mètres, au toit pointu dont le sommet s'ouvrait sur une colonne de fumée blanchâtre montant vers le ciel.
Alors qu'ils approchaient de l'entrée, ils commencèrent à entendre un chant, lancinant et guttural, rauque même, entonné par une voix féminine.
L'homme qui guidait Odéline marqua une légère hésitation puis l'invita à entrer à sa suite dans la première partie de la bâtisse, lui faisant signe en silence de ne plus parler.

Cette première partie était chichement meublé : un foyer au centre - actuellement seulement quelques braises - un coffre dans un coin, une chaise qui semblait avoir connu des jours meilleurs, un lit monoplace de paille et de laine qui ne payait pas de mines. Et surtout beaucoup de plantes diverses, en pots ou poussant dans des sacs de jutes, certaines accrochées en hauteur. Plusieurs petits instruments de musique, des flutes en os, des percussions simples.
Une ouverture fermée avec un rideau en tissu sombre donnait accès à la deuxième pièce, celle avec la cheminée. Le chant était plus fort, provenant de cette seconde salle.
Le guide avança jusqu'à l'ouverture, l'écarta doucement sur le côté pour jeter un oeil à l'intérieur...
Une pièce circulaire presque nue, à l'exception d'un foyer brûlant vivement en son centre, dégageant une fumée blanche épaisse. Des masques tribaux décoraient les murs, grimaçant ou souriants, et une large poutre montait vers le toit, reliée à un entrelacs de poutres plus petites formant un réseau complexe où dansaient les ombres agitées par le feu.
Et Tapahari, assise en tailleur près du foyer, les yeux fermés et produisant ce chant guttural en se balançant doucement d'avant en arrière.
L'homme se recula, refermant l'ouverture avant de se tourner vers Odéline pour l'inviter à s'asseoir et à attendre en silence. Il s'accroupit, devant la porte.


Tapahari chantait, et son esprit n'était plus dans la hutte. Le chemin emprunté mille fois en voyage astral vers le Voile s'ouvrait devant elle mais elle ne cherchait pas à s'y enfoncer aujourd'hui. Un jeune Esprit perdu l'accompagnait, et elle lui servait de guide jusqu'à ce qu'il trouve le chemin du Voile, de l'au-delà. Son chant lui donnait de la force, le rassurait lui qui n'avait pas eu le temps de connaitre le monde avant de devoir le quitter. Nourrisson mort-né, dont l'âme se serait perdue dans les limbes sans aide.
La chamane savait que ce qu'elle faisait était précieux, important, mais elle n'en retirait aucune joie. Son devoir était mélancolique aujourd'hui.
Le voyage dura de longues minutes et, lorsqu'elle revint à elle, le corps engourdi et la gorge douloureuse à force d'avoir chanté, elle se sentait vidée, physiquement et mentalement. Elle prit un bol rempli d'une potion - antidote contre celle prise plus tôt pour entreprendre ce voyage - but une gorgée, versa une partie au sol pour les ancêtres, et vida le reste dans le feu qui émit une fumée plus épaisse encore.
Puis elle éteignit le foyer avant de se relever et de rejoindre la première pièce de vie.

Elle eut une très légère expression de surprise en découvrant ses invités, puis son visage se ferma un peu en une expression neutre tandis que ses yeux détaillaient Odéline et son attirail brillant de boites de gâteaux. La chamane avait les traits tirés, ses cheveux en bataille sentaient la fumée et elle ne semblait pas parfaitement sûre sur ses jambes.
Elle échangea un regard avec le guide qui s'était relevé en la voyant entrer puis ils échangèrent quelques mots dans la langue insulaire :

- Elle recherche le Vieux Père. J'ai pensé que te l'amener était la meilleure chose à faire.
- Tu as bien fait, merci.

Tapahari avait une voix rauque après son rituel et son chant, mais un sourire étirait ses lèvres.

- Tout va bien ? Tu es sûre ?
- Tu peux dire à Héni que j'ai réussi. Les Ancêtres veillent sur lui à présent. J'irai la voir un peu plus tard. Je prends la relève ici, merci à toi.

L'homme hocha la tête, salua Odéline de la même manière puis sortit, repartant sur le sentier.
La chamane laissa passer un instant, puis s'assit sur la chaise la plus proche, passant une main sur ses yeux pour en extirper la fatigue.

- Pourquoi es-tu ici ?

La question était presque rhétorique, mais la chamane voulait l'entendre de la bouche de cette femme qui avait été - involontairement certes - le premier maillon de la chaine d'événements qui avaient conduit à la mise en esclavage de son mentor.

Pour une étape, c’était une étape. Elle fut menée par son guide taciturne à une hutte chichement meublée, suivie de, elle le comprit très vite, une salle pour la chamane de la tribu, où celle-ci faisait en cet instant une incantation, un chant, qui lui donna la chair de poule. La voix, gutturale, semblait s’infiltrer au plus profond de son être. Il lui semblait comprendre ce qu'elle disait, comme si quelque chose en elle décryptait ce langage, sans pour autant que sa Voix ne semble intervenir. Cette émotion, intense, la traversait, l'imprégnait et ne lui laissait pas vraiment le temps de regarder autour d’elle. Elle se taisait, comme on lui en avait communiqué la consigne (c’était d’ailleurs assez rare pour être noté). Sans s’en rendre compte, elle avait fermé les yeux, et se laissait pénétrer par l'ambiance du lieu. Lorsque le chant s’arrêta cependant, elle les rouvrit et regarda autour d’elle. L’endroit était meublé chichement, mais il y avait profusion de plantes, et un certain nombre d’instruments de musique assez simples. Lorsque la chamane sortit, elle eut l’air surprise de les découvrir, puis son visage se ferma lorsqu’elle reconnut Odéline, ce qui inquiéta un peu la jeune fille. Elle échangea ensuite quelques mots avec le guide. Bien que cela ne soit pas sa langue, Odéline les comprit immédiatement, sa Voix se manifestant cette fois sous forme d’un traducteur des plus efficaces. Elle n’intervint pas, l’échange ne la concernant pas. De plus, elle était déstabilisée, perturbée, par ce qu’elle découvrait. Elle vivait dans un univers un peu idyllique, qu’elle se créait aussi de par sa propre naïveté, et se retrouver ainsi confrontée de manière aussi radicale à cette culture toute autre la faisait se sentir comme une intruse. Peut-être que Béhékine, protégé par Tapahari, n'avait plus envie de la voir, tout simplement ? Que venait-elle réellement faire ici ? Ne s’imposait-elle pas, en dépit de tout ce qu'elle avait fait involontairement subir à son ami ? Elle avait la sensation de déranger Tapahari, qui semblait fatiguée, les yeux abattus, la voix rauque, et se sentait soudain assez mal à l’aise. Elle dut donc s’éclaircir un peu la voix, et eut un ton hésitant au moment de répondre à la question qui venait de lui être posée.

Je voudrais voir Béhékine, dit-elle alors d’une petite voix. Je sais que j’ai fait des erreurs, mais Béhékine était mon ami, avant tout, et il me manque. Je suis inquiète pour lui. J’aimerais m’assurer qu’il va bien. Je … Seuls les personnes sur le Poisson-Globe savent que je suis là. Je n’ai rien dit à personne d’autre.

Elle craignait par dessus tout qu’on lui refuse de le voir, de lui parler, et qu'on la renvoie chez elle aussi sec.

Tapahari écouta sa visiteuse avec attention. Si le ton hésitant d'enfant aurait pu l'attendrir, si la quête entreprise lui rappelait fortement celle qu'elle avait effectuée elle-même, l'emploi de certains mots en particulier la firent tiquer et elle sentit sa méfiance prendre le dessus sur le reste.
La chamane se saisit d'une gourde en peau et but de longues gorgés d'eau avant de répondre, sa voix déjà un peu moins coassante mais toujours dénuée de chaleur :

- Tu as fait des erreurs, oui. Je ne te connais pas, et j'ignore si tu les a faites consciemment. Mais je constate que tu viens d'utiliser son nom deux fois en quelques secondes. Sur le chemin qui t'a amenée jusqu'ici, combien de fois encore l'as-tu utilisé à voix haute ? A la portée de quelles oreilles ? De quel esclavagiste potentiel ?
Si ça ne tenait qu'à moi tu n'irais pas plus loin et tu n'aurais plus qu'à remonter sur le Poisson-Globe pour repartir d'où tu viens.

Dure, elle laissa planer cette éventualité plusieurs secondes.
D'ordinaire, Tapahari était du genre à chercher à pardonner, jugeant la rancœur délétère. Elle recherchait le dialogue, la compréhension, la vérité. Mais il lui était difficile de passer outre les mois passés à soigner chez son mentor les dégâts causés par une longue période en tant qu'esclave. Cette haine dépressive, ces désirs de vengeance, de tueries, cette obsession... il lui avait fallu beaucoup d'efforts pour l'aider à relativiser et à vivre pour autre chose.
Même elle, dans ce cas, avait du mal à pardonner à celle qui se trouvait devant elle, venant sans s'annoncer pour voir celui dont elle avait trahie la confiance, tout en ne montrant aucun signe qu'elle avait compris son erreur, ni qu'elle saurait s'empêcher de la reproduire.
Mais elle savait qu'elle ignorait beaucoup de choses, notamment ce qui avait poussé son mentor à révéler son nom dans un premier lieu. En cela, elle pouvait avoir confiance.

- Seulement... je me souviens de ses mots envers toi, et il t'a fait suffisamment confiance pour te donner son nom. C'est donc à lui de décider.

La chamane tendit le bras et se saisit d'une noix de coco qui trainait dans un coin. Puis, sans s'expliquer, elle commença à la secouer d'une main, son autre main triturant une de ses amulettes - une petite étoile à six branches tressées avec ce qui ressemblait à du poil noir.
Il n'y eut pas de bruit particulier mais, après un instant, une silhouette passa le rideau rouge et se retrouva avec elles.
Un mètre, un corps évanescent de brume, un faciès inhumain mais familier, des épines recouvrant toute la surface du dos. Itchy s'arrêta à quelques pas, son regard sérieux passant de Tapahari à Odéline, puis ses épines se secouèrent, produisant un son de crécelle qui sonnait comme une question.
La chamane se tourna aussitôt vers lui, cessant son manège avec la noix de coco, ne l'ayant pas vu ni entendu arriver, pour lui sourire en inclinant la tête :

- Bonjour, ami Souldë. Merci d'avoir répondu à mon appel. Est-ce que tu peux aller demander à ton Père si nous pouvons le rejoindre ?

Itchy s'inclina, puis repartit comme il était venu, diligent comme le plus sérieux des valets.

- Maintenant, nous attendons. Tu es mon invitée pendant ce temps.

En quelques instants, Tapahari avait rallumé le feu occupant le centre de la pièce, et une préparation de téh se réchauffait au-dessus des flammes. Elle invita Odéline à s'asseoir sur des tapis de joncs qu'elle installa autour de l'âtre avant de s'asseoir face à elle.
Appréciant ou pas sa visiteuse, elle se devait d'être polie.
La chamane venait tout juste de servir deux gobelets de téh - et d'en tendre un à Odéline - lorsque Itchy refit son apparition dans la pièce. S'inclinant de nouveau, elle attendit sa réponse. Qui tarda à venir.
Elle nota alors que Itchy gardait un air hésitant. Il semblait en proie à une intense réflexion, ce que Tapahari trouva plus qu'étrange étant donné son caractère et le fait qu'il aurait dû juste rapporter un message de son mentor. Pourquoi hésiter, alors ?
Finalement, la créature brumeuse hocha la tête et fit un grand geste du bras les englobant toutes les deux.
Puis, sa mission accomplie, il disparut, la brume le composant s'évaporant dans la chaleur ambiante.

Circonspecte devant l'air incertain de la sérieuse créature et son départ qui lui semblait précipité, Tapahari sirota son téh une seconde pour reprendre ses esprits avant d'expliquer à sa visiteuse du jour :

- Il semble d'accord. Nous partirons dans quelques minutes. Je te conseille de voyager léger, nous passerons par la jungle.

Du doigt, elle désigna le barda de boites en fer décorée qui semblait recouvrir Odéline des pieds à la tête.
Son mentor avait donc choisi d'accepter de la recevoir... elle espérait que cela ne lui causerait pas de rechute...

*Elle me prend pour une truffe, elle, non ?*

Odéline fronça les sourcils, vexée devant ce que lui disait al chamane. Celle-ci la prenait donc réellement pour une idiote. Cela agaçait un peu Odéline. On ne lui avait jamais dit d’appeler Béhékine autrement que par son nom, on ne lui avait pas évoqué de surnom. Et si elle ne “sentait pas” les individus face à elle, elle n’utilisait simplement pas son nom. Cette femme qui semblait se  croire si supérieure à elle avait-elle conscience qu’Odéline aussi avait été trahie au plus vif ? Qu’elle avait été utilisée ? Que l’homme sui lui était le plus cher lui avait menti pour faire blesser, humilier, réduire en esclavage quelqu’un qu’elle aimait ? Qu’elle avait alors découvert le vrai visage de celui qu’elle avait épousé, et n’était plus, depuis, capable de lui faire confiance ? Avait-elle conscience que le démon et elle-même n’avaient pas été les seuls à souffrir de la situation ? Qui était-elle, pour décider de son accès ou non à son ami, au juste ?
Odéline ne lui répondit pas, alors que ses joues rougissaient. Elle baissa les yeux, qui se remplissaient de larmes. Pour la seconde fois de sa vie, elle expérimentait la colère. Elle découvrait le sentiment d’injustice, et elle détestait ça. Elle serra ses poings fermés sur sa jupe, et se tut. Elle savait que, si elle parlait, les mots risquaient de ne pas sortir comme elle le souhaitait et d'envenimer la situation.
Elle garda donc les yeux obstinément baissés, même quand la chamane sembla faire marche arrière, ce qu’Odéline interpréta plutôt comme une tentative de manipulation pour lui avoir fait peur auparavant, et accepta de consulter Béhékine. C’était, après tout, tout ce que souhaitait la jeune fille, et cela aurait dû lui permettre de se détendre. En réalité, l’effet fut plutôt inverse: et s’il refusait de la voir ? Que ferait-elle ?
Elle entEndit le son produit par la femme, mais fut réellement surprise d’entendre sa voix. Aussi lorsqu'elle releva la tête elle eut un léger sursaut face à l’être de brume, qu’elle reconnut et à qui elle sourit. Cependant, celui-ci conserva son sérieux grave, et partit, suite à quoi elle fut l’invitée de la chamane. Elle suivit ses instructions, mais resta coite, s'asseyant là où on le lui indiquait, sirotant ce qu’on lui donnait. Dans sa tête, sa culpabilité, sa vexation, sa tristesse, sa colère et son inquiétude se menaient une bataille franche dans un flot de pensées assez incompréhensibles. Aussi son regard restait-il obstinément dirigé vers le sol.
Lorsque la créature brumeuse revint, sa réaction inquiéta franchement Odéline. Si lui était aussi hésitant, Béhékine devait l’être plus encore. Le dérangeait-elle tant que ça ? N’avait-elle vraiment rien à faire ici ? Aurait-elle vraiment dû prendre ses cliques et ses claques et repartir d’où elle venait ? Elle avait fait trop de trajets, trop d’efforts, trop de recherches pour renoncer maintenant. Comme pour le lui confirmer, la femme face à elle accepta qu’elle aille voir Béhékine.
Elle hocha la tête face à ses consignes, et détacha doucement les boîtes de gâteaux.

Je ne sais pas si … Enfin, les boîtes sont pour vous, et tous les habitants de votre île. Il y a dedans des biscuits, que j’ai confectionnés. Pour vous. Pour le dérangement. J’en ai donné sur chaque île où je me suis arrêtée, et j’en ai laissé sur le Poisson-Globe. Le reste est pour vous et les vôtres. Je ne savais pas combien vous seriez, ni par combien d’étapes j’allais passer, alors, j’en ai fait beaucoup.

En disant cela, elle s’était débarrassée des boîtes, empilées.

Est-ce que je peux juste garder mon panier ? Il n’est pas très lourd, mais il y a des choses pour lui dedans. A une époque, il n’aimait pas les biscuits, alors, je lui ai pris autre chose.

Elle resta silencieuse, en attendant la réponse.[strike][/strike]

Son invitée avait gardé la tête baissée, sans un mot, les poings serrés. En colère ? Honteuse ? Ou vexée peut-être ? Tapahari n'en était pas sûre.
Peu importait la nature des pensées qui semblaient bouillonner dans la tête d'Odéline : la chamane savait que cela finirait par ressortir à un moment ou à un autre. Elle espérait même être présente à ce moment-là, pour découvrir plus en détail à qui elle avait affaire.
Elle se savait dure, encore une fois, à la limite de l'impolitesse même à penser ainsi. Mais tout comme son mentor qui avait juré de protéger l'île et ses habitants de tout danger, elle s'était jurée de veiller sur lui. Or, elle n'était pas certaine que cette rencontre avec la femme de son ancien esclavagiste était une bonne chose.

Tapahari était bien plus sensible aux actes qu'aux paroles, et surtout au maintien de rapports équitables, si essentiels dans ses échanges avec les Êtres du Voile. Aussi elle fut agréablement surprise lorsque Odéline lui révéla que les boites innombrables qu'elle portait contenaient des gâteaux, pour tous les habitants qu'elle pensait déranger avec ses recherches.
S'il était vrai qu'elle avait confectionné ces gâteaux elle-même, alors peut-être que la chamane l'avait jugée un peu sévèrement... peut-être...
Son visage s'adoucit légèrement tandis qu'elle remerciait la visiteuse de son cadeau avec un hochement de tête :

- C'est très généreux de ta part. Merci, les enfants seront ravis.
Nous ferons la distribution à notre retour, si tu veux bien. Tout le monde est occupé avec le Poisson-Globe, c'est un événement.
Tu peux lui amener ce que tu veux, bien sûr. Il n'y a pas dans ce panier des plantes dont il est allergique ?

Elle voulait se mettre en route rapidement, toujours inquiète de l'expression de doute qu'elle avait remarquée chez Itchy.
Finissant son téh d'une traite - et se souvenant à regret que c'était ses dernières réserves qui venaient de partir - elle se releva et rassembla les quelques affaires dont elle aurait besoin pour la traversée de la jungle. Gourde d'eau, sac avec son matériel d'herboriste au cas où, un tambourin et une flûte en os, un paquet de feuillets qu'elle prit le temps de plier proprement avant de ranger dans son sac. Elle attacha ses cheveux en une queue de cheval à peu près droite puis elle rangea la téhière [lel] avant d'éteindre le feu.
Satisfaite, elle attendit qu'Odéline soit prête à se mettre en route.

Elles sortirent bientôt de la hutte et Tapahari prit la tête, guidant Odéline vers le village qu'elles traversèrent d'un bout à l'autre. La chamane prit juste le temps d'échanger quelques mots avec un habitant costaud qui portait des étoffes joliment décorées sur les épaules, l'informant de leur départ.
Continuant en dehors du village, elles longèrent l'orée de la jungle pendant plusieurs minutes, jusqu'à ce que Tapahari bifurque soudainement et s'enfonce d'un seul coup entre les premiers arbres, sans que rien n'ait pu laisser deviner quel repère elle avait utilisé pour savoir qu'il s'agissait du bon endroit. Pourtant, après quelques mètres à nager presque entre les feuilles et les buissons, elles atterrirent sur un petit sentier qui zigzaguait entre les plus gros obstacles sauvages pour partir dans les profondeurs de l'île.
Tapahari marchait pieds nus en tête, d'un bon pas, se retournant quelquefois pour vérifier si Odéline tenait le rythme. La chamane n'avait pas effectué le trajet sous forme humaine depuis longtemps, mais elle le connaissait par coeur.

Il faisait chaud sous les arbres, la végétation emprisonnant l'humidité, transformant l'atmosphère en sauna naturel, paradis des insectes, des oiseaux invisibles et rendant le sol humide. Le relief du terrain était très inégal, et leur sentier passait dans des endroits qui pouvait faire douter de la bonne santé mentale de ceux l'ayant tracé la première fois. La chamane transpirait et se retournait plus fréquemment pour voir comment s'en sortait Odéline.
Elle était ravie, se sentant dans son élément avec toute cette vie autour d'elle et le contact de la terre primordiale sous ses pieds.
Avec l'effort, la lumière chiche et qui semblait immuable dans la jungle, il était difficile d'évaluer les durées - peut-être une heure, peut-être moins, ou plus - mais Tapahari sut qu'elles progressaient bien lorsqu'un son de torrent furieux leur parvint et qu'elles arrivèrent devant un pont de liane enjambant sur une trentaine de mètres des gorges cachées par une quantité invraisemblable de plantes et de mousses accrochées aux parois. Loin sur leur droite, une cascade tombait des hauteurs, dispersant un nuage d'embruns qui rendait l'atmosphère au fond de la gorge presque brumeuse, là où le torrent vrombissait sur les rochers.
Tapahari fit une pause devant le pont pour souffler et boire un peu d'eau de sa gourde. Tendant ensuite l'objet à Odéline pour l'inviter à se désaltérer aussi, elle expliqua en criant presque pour couvrir le bruit du torrent :

- Nous sommes à la moitié du chemin !

Après un court instant, Tapahari eut comme une épiphanie et elle se tourna vers son invitée pour demander :

- Comment as-tu su qu'il fallait venir sur l'Archipel ?

Il sembla à Odéline que le visage de la chamane s’était adouci à la mention des gâteaux, mais elle n’en fut pas certaine. La voix, cependant, était moins coupante, et c’était déjà une bonne nouvelle à ses yeux. Elle avait un peu moins l’impression d'avoir l’âge de Noïa et d’avoir renversé un saladier entier de pâte à gâteau par terre, ou brisé un joli vase. Elle lui sourit doucement, un peu rassurée, avant d’ouvrir grand les yeux lorsque Tapahari lui demanda s’il n’y avait rien dans le panier à quoi Béhékine était allergique.

Oh non, non ! Enfin, je ne crois pas, de toute façon, il y a très peu de … végétal.

Elle la regarda ensuite se lever et s’activer afin de rassembler un certain nombre d’affaires, se demandant bien à quelle distance elles allaient avec tout ceci (elle n’avait pas vraiment des chaussures adaptées à la randonnée, même si elles étaient solides et confortables). Le fait cependant de voir Tapahari rester pieds nus la rassura: ça ne devait pas être ni trop loin, ni trop dur sinon, elle se serait sans doute chaussée. Elle même se leva, épousseta sa robe, arrangea son panier autour d’elle: elle était prête à partir.
Elle se laissa complètement guider par la femme devant elle, dévorant du regard tout ce qui s etrouvait autour d’elle, en plein dépyasement. C’était tout juste si elle ne posait pas des questions en permanence; elle se retenait cependant ayant le sentiment confus que cela risquait de ne pas améliorer l’opinion de Tapahari à son égard. Très vite, elles entrèrent en pleine jungle, où il régnait une touffeur impressionnante. Si sa Voix lui expliquait énormément sur ce climat, les plantes, les animaux, son corps, lui, avait un peu de mal à suivre.
Imaginer à cause des pieds nus de son hôte que le trajet serait court et simple avait été une erreur manifeste: elle n’avait pas pris en compte le fait que ses congénères aussi étaient pieds nus, et qu’elle ne l’avait jamais vue chaussée. Le trajet était long, pentu et il y avait beaucoup d’obstacles. Les chaussures d’oDéline n’étaient pas adaptées, et glissaient en permanence. Quant au climat, il était pour elle nouveau, et elle avait du mal à trouver son air dans toute cette humidité. Ses cheveux collaient à son visage sans merci, et elle avait chaud, faisant ainsi de sa robe un tissu collant et désagréable sur sa peau. Ses joues et son front rougissaient, mais elle ne se plaignait pas, faisant de son mieux pour suivre le rythme de la chamane qui caracolait, sans se faire mal (un sacré défi). Lorsqu'arriva la pause, Odéline se sentit ravie, et un grand sourire fendit son visage. Elle posa son chargement, et s'assit par terre. Là, elle enleva le gilet en crochet qu’elle avait tricoté, et le noua au dessus de sa taille, faisant bouffer bizarrement sa robe, et elle attacha ses cheveux en une tresse qu’elle roula sur elle-même sur sa nuque, créant un chignon dont s’échappaient quelques mèches, mais qui permettrait à ses cheveux de cesser de tenter de se transformer en couverture. Ensuite, elle s'essuya le visage rapidement, puis prit la gourde tendue par la chamane, reconnaissante. Elle but quelques gorgées d’eau fraîche, et la lui rendit -après tout si elle n’étaient qu’à la moitié du chemin (si peu?!) il ne fallait pas tout boire. Elle regarda enfin tout autour d’elle, et se sentit subjuguée par la beauté du lieu. C’était très impressionnant, extrêmement éloigné de tous les paysages dont elle avait l’habitude. Elle se laissa respirer calmement un instant, puis la question de Tapahari sembla enfin arriver à son cerveau.

Hem … En fait, ça fait plus d’un an, presque deux à force, que je cherche. J’ai fait un dessin, que j’ai montré aux gens, en disant que je cherchais un ami. Mais personne n’a jamais su me dire où trouver … J’étais de plus en plus inquiète, et je désespérais aussi un peu, surtout que je ne peux pas en parler à Siffroy … Mais j’ai entendu une rumeur sur la Reine. D'habitude, je n’y fais jamais attention, je trouve qu’elle seule est concernée par sa vie et ... Bref. J’ai entendu parler d’une amitié avec une femme … d’ici. Et cette femme, elle te ressemblait et je t’avais vue avec lui, alors j’ai pensé que … J’ai dit à mon mari que j’allais chez une amie, et j’ai embarqué sur le Poisson-Globe. C’était un peu mon dernier espoir, je crois.

Elle lui sourit.

Il me manque beaucoup. Et j’ai vraiment peur pour lui.

Puis, elle regarda les pieds de Tapahari, et changea de sujet.

Tu crois que moi aussi je peux enlever mes chaussures, ou je risquerais de me faire mal ? Elles glissent un peu, mais j’ai peur que ça soit pire pieds nus … Je n’ai pas trop l’habitude, je crois.

Elle lui sourit gentiment.

Habituée au climat de l'île, Tapahari transpirait bien moins qu'Odéline, même si elle respirait quand même fort. Cela faisait un moment qu'elle n'avait pas fait le trajet sur ses jambes humaines ; d'ordinaire, elle revêtait sa forme de serval pour rejoindre la demeure de son mentor. Traverser la jungle avec les sens aiguisés de l'esprit-animal était toujours un moment plaisant.
Être dans la jungle avait d'ailleurs pour effet de réveiller le serval en elle : elle le sentait proche, prêt à sortir à la moindre sollicitation. Mais user de ses pouvoir de change-peau aurait été impoli envers Odéline, qui n'aurait certainement pas été capable de suivre la cadence du félin.

En entendant Odéline lui expliquer sa quête de deux ans pour retrouver la trace de Béhékine, tout ça sur la base d'une crainte sans réelles preuves sur l'état de son mentor, Tapahari prit une expression songeuse. La chamane avait une impression de déjà-vu.
Et elle était assez sage pour reconnaitre et apprécier l'ironie de la situation.
En vérité, elle n'était jamais parvenue à détester qui que ce soit bien longtemps - à une ou deux exceptions près, pour les cas les plus extrêmes - en raison de son empathie et de son entrainement à la compassion qui lui faisaient percevoir le point de vue d'autrui parfois malgré elle. Et Odéline, depuis qu'elle lui avait révélée être venue avec des présents pour tous ceux qu'elle croisait, ne faisait que se faire apprécier progressivement de la chamane.
Oui, Odéline avait fait une erreur, en révélant le nom de son mentor à la mauvaise personne. Cette erreur avait conduit à la mise en esclavage de son mentor, qui avait provoqué sa propre quête pour le retrouver... les Esprits étaient facétieux, si un simple mot prononcé à voix haute avait pu faire naitre tant de conséquences dans la vie de tant de personnes à travers le monde.
Tapahari avait d'abord cru qu'Odéline ne s'était pas rendue compte de l'impact de son erreur, mais elle lui prouvait peu à peu le contraire.

- Je comprends.

Elle fit exprès de garder un ton neutre. La chamane ne voulait pas montrer à Odéline son revirement progressif à son égard.
Pas tout de suite.
Elle attendait de découvrir la réaction de son mentor face à la jeune femme. Si besoin, peut-être alors qu'elle interviendrait en faveur d'Odéline...
Pour l'heure, il valait peut-être mieux laisser à sa visiteuse le temps de leur marche pour réfléchir, sans qu'elle puisse croire que tout était gagné d'avance.

Au milieu de tout ça, elle était aussi inquiète d'entendre que son amitié avec la reine Beldura n'était plus un secret. Ils avaient fait tellement d'efforts, entre les sorts de protection tissés sur les lettres par son mentor, les expéditions d'Itchy pour les déposer dans cet endroit caché du palais ! Elle espérait que cela ne causait pas trop de tracas à Beldura... ni que cela donnerait un jour des idées à quelqu'un de suivre l'exemple d'Odéline et de venir sur l'île.
Elle savait la politique complexe et imprévisible sur le continent - impitoyable, aussi - alors elle ne tenait pas à voir celle-ci s'inviter chez elle.
Il y avait aussi le risque que quelqu'un suive le même fil de pensée qu'Odéline et ne vienne embêter son mentor pour d'autres noirs desseins...

La question d'Odéline concernant ses... chaussures la ramena au présent. Son regard passa des chaussures de sa visiteuse, à ses propres pieds - nus et recouverts de terre après la marche jusque là - avant qu'elle ne se mette à sourire en secouant la tête :

- Hmmm... si tu n'es pas habituée à te déplacer sans chaussures, tu ne devrais pas tenter dans la jungle. Ici, une entaille peut être très dangereuse. Le sol sera de moins en moins humide après le pont, alors ce sera plus facile.

La chamane avait toujours marché pieds nus, comme la majorité des habitants des îles. C'était une habitude qu'elle avait gardé jusque dans les villes des continents. Plus qu'une habitude même, le contact direct avec la terre était pour elle un excellent moyen de se concentrer sur le monde autour d'elle, sur le rythme naturel, afin de mieux entendre les Esprits du Voile. A force, ses plantes de pieds étaient plus solides que le cuir le plus épais et elle ne craignait plus de se blesser.

Lorsqu'elles se remirent en route, Tapahari prit soin de ralentir légèrement l'allure. De l'autre côté du pont de lianes et de la gorge, le sol était effectivement moins humide, la terre et la boue remplacée par une roche noire d'origine volcanique dans lesquels se développaient racines fines et mousses. Le chemin était moins évident à repérer, mais la chamane n'hésitait pas.
Sans guide en revanche, il aurait été très difficile, voire impossible d'atteindre leur destination.
Elles montèrent doucement vers les hauteurs de l'île, s'enfonçant dans une partie plus sauvage et sombre de la jungle. Longeant parfois des ravines, des trouées entre les arbres immenses leur amenaient un peu de fraicheur, et permettaient de voir un peu plus de l'océan de verdure ou encore un bout de ciel - ou d'océan au loin - tout bleu qui tranchait nettement avec l'univers chlorophyllien qu'elles traversaient.
Finalement, après une marche de presque une heure - même si encore une fois, il restait difficile d'évaluer les durées dans la jungle - elles débouchèrent sur une clairière d'herbes hautes, dépourvue d'arbres ; un plateau surplombant la jungle et l'intérieur de l'île. Il y avait moins d'arbres, car c'étaient d'immenses blocs de cette roche noire qui semblaient avoir poussé là. Leur taille oscillait entre celle d'un homme à celle d'une petite maison, et formaient un labyrinthe à l'air libre.
L'herbe haute oscillait doucement sous le vent qui circulait loin des arbres, et l'atmosphère était bien plus respirable.
Il y avait une odeur aussi. De cuisine.

Tac.
Tac.
Tac.
TacToc.
Un son étrange leur parvenait, ressemblant au bruit produit lorsqu'on tapait une pierre contre un objet creux. Ce n'était pas tout à fait un rythme musical, mais la répétitivité était évidente.
La chamane se sentit sourire. Elle pouvait à peu près deviner ce qu'il se passait ici, habituée à la manière d'agir de son mentor et de ses garçons. Tranquillement, elle fit signe à Odéline et s'engagea dans la clairière, progressant d'un pas détendu entre les rochers en direction du bruit répétitif.

- Si je devine bien, nous devrions rapidement tomber sur eux. Laissons-les nous voir les premiers et nous annoncer, ils adorent jouer les sentinelles.

Odéline hocha la tête à la réponse de Tapahari. Bon, enlever ses chaussures n'était donc pas une bonne idée, autant pour ses semelles glissantes. Elle se dit que lors de son retour chez elle, elle s’en achèterait sans doute des plus adaptées, au cas où, avant de songer soudain qu’il n’était toujours pas certain qu’elle soit la bienvenue auprès de Béhékine, donc certainement pas invitée à revenir. Tant pis. Elle massa un instant ses chaussures, et dégagea quelques cheveux collés sur son front poisseux. Elle se sentait tout de même un peu rassérénée par la perspective qu’après le pont, cela deviendrait plus simple, aussi elle se remit en route avec son entrain habituel, cachant donc parfaitement son angoisse de ne pas être bien reçue sous une débauche d’énergie. L’eau qui grondait autour d’elles lors de la traversée du pont était impressionnante. Le son était si fort qu’Odéline était quasiment persuadée que cela faisait vibrer le pont sans cesse, rendant sa traversée un peu étrange au niveau des sensations dans les membres, comme envahis par des fourmis. Elle continua à suivre aveuglément Taphaari dans la jungle, se demandant toujours comment elle faisait pour si bien s’y repérer, alors qu’elle même ne voyait absolument aucun signe distinctif nulle part. Elle avait une conscience assez aiguë que si on l’abandonnait là, elle ne saurait sans doute jamais revenir à son point de départ, et resterait dans la jungle à jamais. Grâce aux savoirs de sa Voix, elle pourrait sans doute survivre, mais certainement pas sortir, ou alors, de manière involontaire. Il y avait du vert, dans toutes ses nuances, à perte de vue, et il était presque surprenant d’encore parfois voir du bleu, comme si le monde entier s'était coloré en vert, rendant toute autre couleur bizarre, étonnante, incongrue.
Elles marchèrent longtemps, en montant un peu, et Odéline, peu habituée à faire autant d'exercice, sentait les muscles de ses jambes protester un peu. Tant pis. Il ne fallait pas lésiner sur ses efforts pour retrouver son ami, et elle aurait tout le temps de se reposer plus tard. Et soudain, snas que rien ne puisse les avoir préparées à un tel changement dans le paysage, une clairière. Pas d’arbres, juste des hautes herbes, sur un plateau. Surprise, Odéline marqua un temps, dont elle profita pour reprendre sa respiration. Ce fut aussi à cet instant qu’elle se rendit compte qu’elles étaient sacrément haut -ce qui expliquait le temps mis pour rejoindre ce point, et sa fatigue physique. Il y avait, éparpillés, des morceaux de roche qu’Odélien identifia comme une roche volcanique -se demandant immédiatement où donc pouvait se trouver le volcan qui l’avait émise. Leur agencement, quoi qu'apparemment aléatoire formait une sorte de labyrinthe, et Odéline n’avait aucun mal à croire qu’on pouvait s’y perdre, ou y faire de mauvaises rencontres. Cependant, l’odeur, incongrue, de cuisine qui flottait là lui indiquait qu’elles n'étaient plus seules et touchaient donc très certainement au but. Odélien ne put s’empêcher de sourire en imaginant Béhékine mitonner un bon petit plat tant l’image lui paraissait saugrenue, mais c’était une idée qu’elle appréciait assez. Au loin, un bruit régulier, répétitif, qui sembla déclencher un sourire chez Tapahari. Celle-ci ne tarda pas à confirmer à haute voix à Odéline que le but de son voyage approchait: Béhékine n’était pas loin, accompagné des incarnations de brume.
La jeune fille emboita le pas de la chamane. Elle se sentait de plus en plus nerveuse en avançant, se demandant quel accueil on lui réservait. Sa quête touchait à sa fin, et il y avait un côté un peu inquiétant: qu’est ce qui allait la pousser maintenant ? Et comment réagirait-elle si elle était repoussée ? Ces pensées l’assaillant, elle serra plus fort contre elle les victuailles qu’elle voulait offrir à son ami, comme si cette partie de chez elle pouvait suffire à la rassurer, à lui assurer qu’elle serait bien accueillie, qu’on serait content de la voir. Elle n’avait jamais été aussi nerveuse. Pas même lors de son mariage, pas même lors de ses entretiens avec la reine. Elle guettait autant qu’elle le pouvait, le moment où elles seraient vues, annoncées. Le moment où on se montrerait à elles, et où la tension, sa tension pourrait s’envoler. le moment où elle pourrait retrouver Béhékine, s'assurer de son bien être.

[une réponse d'Odéline sans une ligne de dialogue, c'est peut-être une première ! Tu as réussi à lui clouer le bec, bravo ! ]

- Retourne-les. Doucement, voilà... parfait. Le feu, c'est bon ? Ok, ok...

Béhékine ne tenait pas en place, et il guidait Itchy dans les derniers préparatifs avec un débit de paroles trahissant une fébrilité tout à fait inhabituelle chez lui.
Depuis plusieurs semaines, le Membraneux bestial préparait ce moment. Pour ce jour précis : la date anniversaire de sa déclaration ratée lors de la Fête du Courage et de l'Espérance précédente. Il avait encore du mal à croire que cela faisait déjà un an...
Il s'en voulait un peu d'avoir laissé trainer cet aveu à faire à Tapahari, alors même qu'il la voyait en moyenne tous les deux jours. D'autant plus que le temps passé avec elle - pour son entrainement d'aniphormus ou les échanges épistolaires avec Beldura Glow - avait renforcé ses sentiments envers elle.
Seulement, il ne s'était pas attendu à ce qu'elle vienne aussi tôt aujourd'hui ! Et tout n'était pas prêt !

L'annonce de son arrivée prochaine apportée par Itchy l'avait mis dans un état de stress avancé. Par conséquent, il n'avait pas su voir ou interpréter les nombreuses gesticulations de Itchy qui avait semblé vouloir lui communiquer autre chose...
Dès le retour de la créature brumeuse, Béhékine l'avait embauché pour veiller sur sa cuisine improvisée.
Bitey, Scratchy et Screechy faisaient le guet.
Bob, lui, testait le confort des tapis et coussins autour de l'âtre, se déplaçant régulièrement centimètre par centimètre.

Béhékine avait fabriqué un four en terre cuite à l'extérieur de son antre, avec pour idée d'organiser un pique-nique en tête à tête.
Il s'était lavé - longuement - avait brossé sa fourrure avec application, avait lustré ses cornes, taillé ses griffes et nettoyé ses crocs. Il était bestial, toujours, mais pimpant.
Il avait même été jusqu'à se mettre du parfum ! Lui, le vieux grincheux ! Il savait que Tapahari aimait l'odeur d'agrumes...
Une petite voix au fond de son esprit lui disait qu'il en faisait sûrement trop, mais il se forçait à l'ignorer tandis qu'il veillait à la bonne cuisson de ce repas, où son installation prévue pour lui et la chamane. Itchy tournait une cuillère dans le ragout mijotant avec une maestria qui faisait plaisir à voir.


Assis en tailleur sur l'un des plus gros rochers surplombant la clairière, Scratchy se balançait en rythme d'avant en arrière, tapant sur la roche avec un bout de bois creux qu'il avait trouvé dans la jungle. Le son se réverbérait en échos assez loin, ce qui l'amusait beaucoup. Régulièrement, il tournait sa tête à gauche ou à droite pour surveiller les environs.
Tac.
Tac.
Toc.
Tac.
TacToc.
Tac.
Son compère Bitey ponctuait ce rythme de base grâce à son talent de beat-box, usant de sa mâchoire hypertrophiée avec talent et finesse pour ajouter plusieurs autres éléments rythmiques et mélodiques aux percussions de Scratchy. Lui aussi était assis en tailleur, dos à son comparse et surveillait l'autre côté de la clairière.
Screechy était en bas du rocher, et courait tout autour sans discontinuer, plus rapide que le vent et sans que ses petits pieds ne fassent bouger le moindre brin d'herbe.

Ce fut Scratchy qui repéra les deux femmes en premier.
Sa tête se focalisa aussitôt sur les deux silhouettes qui progressaient vers eux entre les rochers et il se mit à tambouriner bien plus vite et plus fort sur la pierre avec sa percussion de bois.
TacTacTacTacTac.
C'était un code dont les créatures étaient convenues entre elles, pour ce cas précis.
Bitey réagit en se retournant pour à son tour repérer les arrivantes.
Screechy ne réagit pas, alors qu'il avait la plus grande responsabilité dans leur mission de surveillance ; il était l'alarme.
Scratchy s'interrompit un instant, répéta son signal.
Une fois. Deux fois. Sans plus de résultats.
Frustré, il se redressa et dans un mouvement puissant, jeta son bout de bois vers le bas du rocher.
Paf !
- Screeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeee !


Au cri de son garçon, Béhékine sentit son coeur faire un bond dans sa poitrine. Il jeta un dernier coup d'oeil sur ses préparations, faisant une 373ème vérification, puis il se redressa sur ses pattes arrières pour regarder par dessus les rochers. Il aperçut rapidement la robe rouge si caractéristique de son amie... ainsi que la silhouette plus fluette qui l'accompagnait.
Odéline...
Odéline !
Odéline ?
Pas de doutes possibles, c'était bien elle. Mais que faisait-elle là, par les Sept Enfers ?
Sa présence était tellement inattendue qu'il ne sut tout d'abord pas comment réagir. Mais alors, pas du tout.
Surtout, il ne comprenait pas.
Béhékine se laissa retomber sur ses quatre pattes et lança un regard interrogateur à Itchy qui touillait tranquillement le ragout. Ce dernier soutint son regard et répéta les gestes qu'il avait effectué en vain en revenant de chez Tapahari. Ses garçons étaient difficiles à lire, leurs visages de brume parfois peu expressifs, mais il ne pouvait pas rater l'air légèrement accusateur d'Itchy.
Le Membraneux bestial comprit. Et il se sentit con.

- Ah.

Il regarda une dernière fois son installation, prévue à la base seulement pour Tapahari et lui. Il soupira, avant de partir en direction des deux femmes, surgissant soudain au devant d'elles en contournant les rochers comme le gros félin qu'il était.
Béhékine inclina la tête en s'arrêtant à quelques mètres d'elles :

- Bonjour, Tapahari. Bonjour, Odéline. Comment allez-vous, aujourd'hui ?

Pas génial comme présentation, mais que dire d'autre ?
Quelque chose de blanc le dépassa soudain en courant, portant au dessus de sa tête un bout de bois creux.
- Screeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeee !

Screechy dépassa les deux femmes sans s'arrêter, disparaissant entre les rochers, bientôt poursuivi par Scratchy et Bitey.

[Chouette ! J'ai gagné un point ? Tu peux te rattraper et enchainer avec Odéline pour la faire sortir de ce silence qu'elle doit trouver insupportable ^^]

Assez soudainement, le bruit accéléra. Était-ce là le signe qu’elles avaient été vues ? Sans doute ! Odéline, immédiatement, commença à chercher du regard la source du bruit lui-même, voulant repérer qui le faisait, et d’où cela venait. Et soudain, un cri, fort et déchirant qui la fit sursauter et surtout, lui rappela des souvenirs. Un frisson parcourut son échine. Elle aurait préféré ne pas avoir à revivre ça, que rien ne lui évoque cette nuit.

*Ne pleure pas.*

Tapahari, elle n’avait pas l’air surprise, pas le moins du monde. Comme si c’était tout à fait normal. Ca devait donc être normal, et n’avait pas à être une source d'inquiétude pour elle. C’est lorsque soudain Béhékine surgit entre deux rochers qu’elle se sentit trembler tout d’un coup. Il ne lui faisait pas peur, non. C’était simplement l’acmé de sa quête, de tout ce qu’elle recherchait depuis deux ans. Et elle avait peur qu’il la rejette.

*Ne pleure pas.*

- Bonjour, Tapahari. Bonjour, Odéline. Comment allez-vous, aujourd'hui ?

Dès qu’il les salua, la salua, elle sentit retomber sa tension de manière soudaine. Comme si toute la sueur qui lui collait le dos, qui s’était glacée en s'approchant, se réchauffait soudain, comme si son corps entier redevenait fonctionnel, comme si on avait fait descendre la pression qui s’exerçait dans sa tête. Forcément, elle sentit aussi ses jambes se transformer en gélatine, et ses genoux se mettre à trembler sous el coup de l'émotion: il ne la repoussait pas. Il lui parlait, il lui disait bonjour.

*Ne pleure pas.*

Elle sentait toute une vague de soulagement la submerger. Il avait l’air d’aller bien, d’être entier, et de ne pas lui en vouloir (ou en tous cas pas trop, ou en tous cas, pas au premier abord). Etait-ce car elle venait qu’il avait fait à manger, d’où cette bonne odeur ?
C’est à cet instant précis que soudain, quelque chose de blanc, hurlant très fort, la déposa en tenant un bout de bois creux, vite poursuivi par deux autres choses blanches (Odéline supposant, les reconnaissant en partie que c’étaient là les émanations brumeuses qui tenaient compagnie Béhékine). Surprise, elle s’était poussée, et cela lui avait redonné un peu de contenance, bloquant (temporairement au moins) sa transformation en pudding (blond).
Cependant, lorsqu'elle reporta son attention sur Béhékine, elle se sentit de nouveau perdre tous ses moyens, et recommencer à trembloter.

*Ne pleure pas.*

Fort incapable de parler, ce qui étéit très très rare, elle ne parvint qu’à lui tendre à bout de bras le apnier, toute raide, menton tremblotant, yeux brillants et larmoyants.

[C-c-c-combo !]

Tapahari s'était tout d'abord sentie soulagée de voir arriver devant elles son mentor. Son expression avenante dissipait ses inquiétudes quant à l'hésitation d'Itchy.
Puis, son oeil exercé l'aida à remarquer plusieurs détails qui la firent s'interroger : son pelage brillant, ses cornes polies comme passées à la cire, la posture pas tout à fait détendue, le regard qui passait de Odéline à elle assez rapidement...
Son mentor serait-il finalement surpris de les voir ici ?
Mais alors, pourquoi semblait-il s'être apprêté ?
Itchy ne les aurait tout de même pas invitée sans demander l'autorisation ?

Odéline ne semblait rien avoir remarquée. Mais ce n'était pas étonnant - et un sourire léger flotta sur les lèvres de la chamane - vue l'émotion qui semblait déborder de ses yeux. Elle n'avait pas besoin de son empathie de chamane pour voir qu'elle faisait des efforts pour garder le contrôle de ses émotions. Tapahari en était... rassurée.
C'était le signe qu'elle voulait bien faire.
La dernière fois qu'elle avait vue Béhékine - dont Tapahari avait connaissance, ayant été présente à ce moment là - Odéline avait couru pour sauter au cou de ce dernier en pleurant toutes les larmes de son corps. Tout en parlant. Beaucoup. Aujourd'hui, elle faisait des efforts pour laisser Béhékine mener le rythme de la rencontre, sans s'imposer. C'était une preuve de maturité.
Tapahari réalisa avec surprise qu'elle ne voulait pas voir Odéline sauter au cou de son mentor, sans savoir s'expliquer le pourquoi de ce sentiment.

Le passage éclair - accompagné d'un cri puissant comme le tonnerre de la part de Screechy - des trois garçons la fit sourire franchement et elle les suivit du regard avant qu'ils ne disparaissent entre les rochers. Les voir ainsi manqua faire sortir complètement son esprit-serval, très sensible à ce genre de jeu de poursuite. Cela l'attristait de le retenir une nouvelle fois - elle sentait de la frustration venant de son pouvoir de change-peau - aussi elle se promit de prendre la forme du serval un peu plus tard, ici ou sur le chemin du retour.
Elle sentit soudain que l'on tirait doucement sur sa robe. Baissant les yeux, elle découvrit Bob tout à côté d'elle, tenant dans une main le tissu rouge. Elle sourit plus franchement. Elle ne l'avait pas entendue arriver, comme d'habitude, et s'émerveillait de sa discrétion. Le regard de la calme créature restait fixé sur Odéline.
Tapahari se pencha, et prit délicatement Bob dans ses bras, lui offrant un point de vue plus élevé pour poursuivre ses observations. Le contact de la brume parcourue d'étincelles semblait irréel : très léger, aux contours difficiles à discerner au toucher comme une soie fine et mouvante, mais toujours parfaitement consistants pourtant.
Bob avait fait des progrès pour contrôler son pouvoir de paralysie et elle ne sentait quasiment pas ce léger bourdonnement derrière ses yeux à son contact, alors même qu'il n'avait pas l'air de faire tout à fait attention à elle.

La chamane s'avança vers son mentor, Bob dans les bras. S'arrêtant à quelques pas, elle tendit une main vers lui. Il baissa la tête et vint renifler doucement ses doigts, avant de faire un pas pour pouvoir frotter plus doucement encore son museau contre les tempes de la chamane - s'il usait de moins de délicatesse elle finirait ballottée dans tous les sens au risque de tomber - tandis qu'elle passait ses doigts dans la courte fourrure sous sa gueule et sur sa joue.

- Bonjour, noble esprit.
- Bonjour, jeune fille.

Les mots étaient murmurés, simplement, mais restaient toujours presque superflus tant leur échange via les regards et les gestes suffisaient pour qu'ils se comprennent.
C'était leur rituel à eux, à chaque fois qu'ils se retrouvaient, leur manière de s'accorder à la présence de l'un et de l'autre. Un peu comme deux félins qui, bien que se connaissant, prenaient le temps de se tester pour voir s'ils pouvaient passer un peu de temps ensemble.
Profitant de leur proximité, Bob tendit à son tour ses petits bras pour se saisir d'une des cornes de son Père et se hisser avec beaucoup d'efforts jusqu'à finir assis, ses jambes se balançant dans le vide et son regard toujours fixé sur Odéline.

Elle se plaça aux côtés de Béhékine, une main distraitement posée contre sa fourrure à la hauteur de son épaule. La chamane inspira à fond, puis fronça les sourcils. D'où venait ce parfum d'agrumes ? Quand même pas de...

Les yeux marrons de Béhékine passaient du panier tendu au visage émotionné d'Odéline.
Il ne l'avait pas vue, depuis les Jeux Olympiques.
Ils ne s'étaient pas parlé, depuis ce jour sur Minos, où elle avait découvert la vérité sur le Pacte qui l'avait enchainé à son mari.
Plusieurs années, sans vraiment se voir, sans avoir de nouvelles l'un de l'autre. Même avant, il n'avait jamais été très présent, faisant de rares apparitions ici et là, ponctuée de longues périodes de silence. Elle aurait dû l'oublier.
Sa présence ici, en ce jour précis, ne faisait donc aucun sens !
Par toute la fange des Sept Enfers, ne savait-elle pas, qu'il avait pour projet de se venger de Siffroy ? Elle ne devrait pas être là, avec un panier-cadeau et des yeux larmoyants !
Il ne savait plus trop quoi faire, ni comment réagir.

Bob était à côté de Tapahari, qui le prit dans ses bras. Même lui, il ne l'avait pas vu approcher. La créature semblait juste curieuse en fixant Odéline de ses grands yeux. D'ordinaire, ses garçons se basaient sur ses réactions pour s'accorder sur leur première impression, se servant de leur lien mental. Mais Bitey, Scratchy et Screechy l'avaient ignoré - sans doute distraits par leur jeu - et Itchy étant resté en arrière, Bob était seul pour jauger la nouvelle venue.
La vision de son amie avec son garçon dans les bras et qui se rapprochait eut pour effet de le distraire d'Odéline.
Ce que Tapahari lui paraissait belle, tout à coup ! Il répondit avec joie à leur rituel de retrouvailles, appréciant le contact de la main de la chamane sur sa fourrure.
Invitée surprise ou pas, c'était décidé : il lui révélerait ses sentiments pour elle aujourd'hui !

Du coin de l'oeil, Béhékine vit que Tapahari commençait à humer l'air, une expression perplexe sur le visage. Le coeur du Membraneux bestial accéléra d'un coup, lorsqu'il se rendit compte qu'elle venait sûrement de détecter le parfum qu'il s'était mis ! Il avait fait cela pour elle, mais ne se sentait pas du tout l'envie de la voir s'en rendre compte là, tout de suite ! C'était trop tôt !
A l'instant où elle tournait peu à peu la tête vers lui, son odorat lui indiquant rapidement d'où provenait ce parfum, Béhékine s'exclama soudain :

- Mais si nous allions nous asseoir, plutôt que rester debout comme ça ? Venez !

Béhékine fit plusieurs pas en arrière, incapable de faire proprement demi-tour à cause des rochers alentours. La manoeuvre était délicate avec son corps quadrupède et massif mais il parvint finalement à faire un créneau sur une zone plus large et put repartir normalement, Tapahari sur ses talons qui faisait signe à Odéline de le suivre.
Le Membraneux bestial prit le temps de s'installer autour du four en terre cuite qu'il avait construit, se couchant comme un gros chat fatigué au coin du feu. Son corps immense faisait presque un cercle complet autour de sa zone de pique-nique, laissant pour Tapahari et Odéline le reste de l'espace recouvert de coussins et de tapis un brin dépareillés qui s'amassaient là.
Itchy se tenait toujours au-dessus du four, son enveloppe brumeuse tremblotante sous la chaleur, touillant avec une régularité métronomique le ragoût dans un gros pot qui cuisait sur les pierres chauffées par l'âtre. La créature leva brièvement les yeux pour saluer la présence des deux femmes d'un hochement de tête puis il se concentra sur son ouvrage.
Plusieurs paniers étaient posés au sol, emplis de fruits divers, attendant d'être dégustés comme tels ou cuisinés.
Le Membraneux bestial sourit malicieusement en découvrant l'expression surprise de Tapahari devant son installation.

- C'est une occasion spéciale.
- C'est... inattendu.

Béhékine rit doucement devant la surprise de son amie. Il retrouva peu à peu son sérieux en la voyant s'asseoir tout près de lui, conscient soudain qu'il avait fait toute cette installation pour elle, pour passer un bon moment avec elle et trouver le courage de lui avouer sa flamme.
Odéline dans son champ de vision fracassa ses projets romantiques. Malgré ça, il sourit, affable :

- Qu'est-ce qui t'amènes, Odéline ?

Déployant une écharpe de brume de son crû qui sortit de son épaule, il servit deux tasses de téh fumant qu'il offrit à ses invitées. Lui-même n'en prit pas, car il n'avait en vérité, que deux tasses.

Incapable de parler, elle dévorait Béhékine du regard, ses yeux aimantés sur son ami, si immense, si imposant, si impressionnant. Elle ne parvenait plus, à présent, à regarder autre chose que lui, il prenait toute la place -et sa carrure n’était aps suffisante à elle seule pour expliquer cette impression. Elle tenait son panier à bout de bras, en lui tendant. C’est un mouvement de Tapahari qui attira son attention. Celle-ci, accompagnée du petit être de brume qui l’avait plongé en pleine catalepsie lors de leur dernière entrevue, venait d’entrer dans son champ de vision, et saluait Béhékine, très proche.

L’effet que cela fit à Odéline était indescriptible.
Elle se sentait soudain déchirée à l’intérieur, brûlée à vif. Avant Taphari, elle ne l’avait jamais vu proche d’aucun humain, sauf elle-même. C’était elle dont il acceptait les caresses, c’était à elle qu’il souriait, c’était elle qu’il faisait danser. Depuis combien de temps n’avait-elle pas entendu son ronron au fond de la gorge ? Qu'avait-elle fait pour le laisser échapper ainsi ? Qu’avait-elle manqué, qu’avait-elle oublié ? Quelle avait été son erreur, pour mériter un tel éloignement, une telle sanction … une telle douleur, une telle tristesse ?
Voir Béhékine aussi proche de Taparahi l'emplissait d’un sentiment qu’elle n'avait alors éprouvé que de manière plus légère et très temporaire, en regardant Nathalie et Noïa jouer, consciente d’être soudain redevenue inutile, qu’une inconnue dans le coin du cadre, éclipsée soudain par la mère de la fillette qu’elle avait pourtant élevée quand celle-ci l’avait abandonnée. Odéline était jalouse, et cela la brûlait atrocement. Elle ne se savait pas capable de tels sentiments, elle ne se croyait pas capable de choses si négatives. Elle ne pensait même pas pouvoir un jour avoir envie d’une amitié qui reste exclusive, et cette déconvenue à propos d’elle-même la faisait soudain se sentir minusculement basse, méprisable, bête, irrationnelle et indigne d'intérêt, indigne des efforts qu’on déployait pour elle.
Pourtant, il y avait autre chose; Comme un pétillement, des petites bulles de lumières qui chassaient la noirceur. Son ami était heureux, et ce bonheur, c’était Tapahari qui le lui apportait. Elle n'avait jamais pu déclencher chez lui ce visage empli de plénitude, de tendresse. Ils avaient leurs rituels, ces mêmes qui lui écorchait le cœur à les observer, et semblaient se connaître, se comprendre, être parvenus à une harmonie qu’elle-même n’avait jamais pu espérer atteindre.
Oui, ce qu’elle ressentait n’était qu’un maelstrom confus, indescriptible, indicible.

C’est la proposition de Béhékine qui la sortit de son état de statue de sel, et alors qu’elle battait des paupières, expulsant de ses yeux des larmes qui allèrent rouler sur ses joues, elle ramena le panier contre elle. Les yeux rivés au sol, elle s’accorda un moment de répit avant de reporter son attention sur Tapahari et Béhékine. Elle en avait besoin, pour digérer les émotions intenses des derniers instants, et ne pas se laisser submerger par ses douleurs mesquines.
Lorsqu’elle fut parvenue à régler sa respiration sur un rythme plus profond et régulier, qui lui permit de faire revenir les battements de son coeur à la normale, lorsqu’elle se sentait prête à de nouveau poser les yeux sur cette scène dans laquelle elle s’était manifestement incrustée sans être attendue, invitée de trop, elle redressa la tête, rassembla ses forces et ses esprits, et se dirigea vers le cercle de tapis et de coussins. Elle laissa Tapahari s’installer d’abord, très proche de Béhékine, puis elle-même se trouva une place à mi-distance entre eux, et s’assit en tailleurs, tout en essuyant de ses mains les larmes qui coulaient sur ses joues. C’est pourtant avec son habituel sourire franc et enjoué qu’elle croisa le regard de Béhékine, son panier près d’elle, lorsqu’il lui parla. Elle n’en voulait ni à Béhékine ni à Taparahi d'être aussi proches, et n’avait pas à être triste pour ça: ils se rendaient mutuellement heureux, et cela lui certifiait que son ami allait bien. C’était après tout tout ce qu’elle désirait. Elle prit le téh en souriant.

Merci. En réalité … Je voulais de tes nouvelles. J'étais inquiète, j’avais peur que tu ailles mal. Tu me manques. Je te cherche depuis longtemps à présent, et tu es bien caché … Mais à force, j’ai fini par te trouver. Je suis désolée d’arriver à l’improviste, je ne savais pas vraiment comment m’annoncer … Et j’avais peur que tu ne veuilles pas me voir.

Cette phrase avait été ajoutée plus bas, d’une voix soudain plus fragile.

J’ai fait des gâteaux pour tout le monde, tu sais ! Je suis passée par plein d’endroits, et j’en ai donné partout, pour me faire pardonner d'embêter les gens. J’en ai fait plein pour votre village aussi. Et puis, je t’ai porté des choses aussi.

Cette fois-ci, elle souriait vraiment, et lui tendit le panier, plus assurée. Il contenait plusieurs choses qu’elle était certaine qu’il aimerait, dont du téh, différentes viandes, quelques épices, d’autres biscuits. Elle avait aussi accumulé au fil des années des petites choses qui lui avaient fait penser à lui, comme des livres, une boîte à musique émettant l’air de leur première danse, quelques dessins de Noïa le représentant comme elle avait pu lui en parler parfois, sans jamais donner son vrai nom, à la fois pour ne pas le mettre en difficulté et pour ne pas se faire rabrouer par Siffroy. Il y avait dans ce panier un petit monde odélinien complet, en réalité, un témoignage d’amitié.

Béhékine ajusta un peu sa position, écoutant Odéline. Bob, toujours installé sur ses cornes comme un petit garçon - bien bizarre, le garçon, avouons-le - assis sur une branche, fixait la jeune femme de ses grands yeux noirs, sans ciller.
Lorsqu'elle évoqua l'avoir cherché pendant longtemps, simplement pour s'assurer qu'il allait bien, il échangea un bref regard avec Tapahari, qui lui sourit en hochant doucement la tête. Elle aussi avait su repérer les ressemblances avec sa propre histoire.
Le vieux Membraneux était touché, qu'elle ait ainsi passé autant de temps à rechercher sa trace. Seulement... ce n'était pas pour rien qu'il s'était isolé à ce point du monde, des continents et de ses habitants.

- Navré, Odéline. C'était voulu de ma part, que ce soit difficile de me trouver.

Non sans honte et culpabilité, Béhékine se rendit compte qu'il n'avait pas songé à Odéline depuis très longtemps, alors même qu'il planifiait sa vengeance envers Siffroy.
Et qu'il avait décidé de réduire au maximum ses rapports avec les mortels, las des trahisons subies. A l'exception de Tapahari bien sûr, et du peuple de ces îles...
Comment annoncer à Odéline son but de se venger de son mari ? Comment la préserver, ou songer à garder son amitié, alors qu'il lui arrivait encore de rêver au jour où il planterait ses griffes et ses crocs dans le corps du vieux traitre ?
Ces retrouvailles, l'aboutissement de cette longue quête entreprise par la jeune femme, ne deviendrait qu'une farce immonde, s'il continuait à faire comme si de rien n'était !

Odéline lui tendit son panier, des étoiles dans les yeux.
Comprenant qu'elle lui avait apporté des cadeaux - et son coeur se serrant en comprenant que la suite allait en devenir plus difficile encore - Béhékine fit de son mieux pour garder une expression neutre, aidé en cela par son faciès bestial, et tourna la tête vers Itchy.
La créature cessa aussitôt ses manœuvres sur le ragout pour se rapprocher d'Odéline et du panier tendu. Avec douceur et en prenant soin de bouger lentement sans la toucher, Itchy prit le panier avant de l'apporter au Membraneux bestial. Déposant le tout entre les pattes immenses et griffues - incapable de manipuler ce genre d'objets - le petit être brumeux entreprit de sortir un à un les objets s'y trouvant pour les monter à son Père.
Itchy s'attarda un instant sur la boite à musique, l'examinant avec curiosité avant d'enclencher le mécanisme... la musique retentit dans le labyrinthe de rochers.

Béhékine sourit, malgré lui, se rappelant cette soirée et la première rencontre avec cette jeune fille blonde qui n'avait pas eu peur de lui...
Puis son expression s'assombrit un peu alors qu'il soupirait :

- Merci Odéline. Mais... je ne peux pas accepter ces présents.
...
Tu as fait tellement d'efforts pourtant, cela se voit. Seulement... je ne peux pas. Ce ne serait pas honnête de ma part.
Tu le sais, n'est-ce pas, Odéline ? Ce qui arrivera la prochaine fois que je verrai Siffroy ?

Son regard passa brièvement vers Tapahari ; il savait ce qu'elle pensait de ses projets de vengeance. Mais il en allait de son honneur. Et de son marché avec l'Ombre, où il avait acheté la tranquillité des îles en échange de la perte de ceux travaillant contre elle.
La chamane ignorait qu'il avait déjà été s'occuper du cas Séléné Saralondë...

Tapahari était restée figée à la vue de tous ces aménagements. Perplexe.
Elle reconnaissait les couvertures et coussins qui se trouvaient d'ordinaire dans l'antre de son mentor : une caverne qu'il avait aménagée et agrandie dont l'entrée se trouvait dans la clairière, camouflée derrière un trompe-l’œil. Que tout soit ainsi disposé, autour d'un four construit pour l'occasion, ainsi que ce festin... avec l'explication de son mentor qui n'en était pas vraiment une, elle sentait bien qu'elle ne comprenait pas la totalité de la situation.
Etais-ce dû à la présence d'Odéline ? Il la tenait donc en si haute estime qu'il construisait tout cela pour elle ?

La chamane s'assit aux côtés du Membraneux bestial, restant perdue dans ses pensées.
Elle devait se l'avouer : elle était curieuse de savoir ce qu'il s'était passé entre Odéline et son mentor. Elle ne savait au final pas grand chose de leur invitée sur l'île, hormis son rôle dans la mise en esclavage de Béhékine. Rôle qui, à mesure que Tapahari découvrait la jeune femme, se reléguait peu à peu à celui de la compagne de Siffroy qui aurait été abusée elle aussi et trahie.
La négligence d'Odéline, en révélant le vrai nom de son mentor, avait été lourde de conséquences mais, comme ses actions montraient qu'elle en avait conscience et qu'elle souhaitait améliorer - voire réparer - les choses, la chamane se sentait de plus en plus proche de lui pardonner.
Elle avait aussi appris par les lettres échangées avec Beldura Glow que la monarque avait fait de sérieuses remontrances à Siffroy au sujet de cette mise en esclavage. Ce qui lui avait confirmé que l'homme avait très probablement trahi la confiance d'à peu près tout le monde autour de lui par cet acte. Imaginer qu'Odéline avait été une victime de plus n'était donc pas si farfelu.
Et, après tout, seul un coeur honnête pouvait parcourir le monde pendant plusieurs mois, voire plus, à la recherche de quelqu'un à qui elle avait fait du tort.
La chamane était aussi très sensible au rituel des cadeaux et des offrandes, preuve pour elle qu'Odéline avait des intentions pures.

Elle échangea un sourire avec son mentor lorsque leur invitée évoqua ses longues recherches. Il n'y avait pas besoin de plus : tout deux savaient faire le lien avec la propre quête de la chamane, quelques années plus tôt.
L'explication d'Odéline était très succincte, se termina sur un doute, évoqué d'une voix plus faible et hésitante. Le regard de Tapahari passa sur les aménagements et le festin préparés autour d'eux ; la jeune femme n'avait pas à s'en faire si Béhékine avait fait tout ça à l'occasion de sa venue. [lel]
Puis, Itchy vint récupérer le panier tendu et s'installa entre les pattes de son mentor pour lui montrer les présents les uns après les autres.
La mélodie qui sortit bientôt de cette petite boite intrigua très fortement Tapahari, qui sentit ses questions refaire surface avec plus de force encore dans son esprit en découvrant le sourire de Béhékine à l'écoute des notes résonnantes.

Itchy semblait tout à fait intrigué par la petite boite musicale, et elle aurait pu facilement être attendrie devant ce spectacle de la sérieuse créature ouvrant de grands yeux... mais les paroles suivantes de son mentor la firent hoqueter de surprise !
Il... refusait les présents offerts ? C'était... très impoli !
Béhékine évoqua alors à demi-mots son projet de vengeance envers Siffroy et Tapahari comprit alors, la position difficile dans laquelle il se trouvait ; la femme de celui qu'il souhaitait punir venait le voir pour renouveler ses voeux d'amitié...
La chamane avait espéré, après plusieurs mois sans l'entendre en parler ou le voir s'y préparer, que son mentor avait finalement mis de côté ses projets de revanche... malheureusement, ce n'était pas le cas. Ce qui l'attristait ; elle savait les dégâts que pouvait provoquer une vengeance, et ce chez toutes les parties concernées...
Elle se sentait désolée pour Odéline aussi... quel choc cela devait être !

Sirotant son téh distraitement, la chamane guettait avec gravité les réactions d'Odéline et de son mentor, prête à intervenir si le besoin se faisait sentir.
Elle avait conscience que ce n'était pas tout à fait à elle de réagir dans l'immédiat, mais elle n'hésiterait pas une seule seconde à exprimer le fond de sa pensée !

La créature de brume emporta son panier sans la toucher, et le déballa peu à peu devant Béhékine. lorsque la musique se lança, elle vit son ami sourire. Lui aussi se rappelait, évidemment. Comment oublier ? Elle se sent un peu rassurée, ne voyant aps la tristesse et l’amertume dans son expression, et elle aussi sourit, commençant à se détendre.
Elle tomba de très haut lorsqu’il soupira, mine sombre, et refusa ses présents. Elle eut la sensation d’avoir entendu le bruit de quelque chose qui se brisait, se grippait, dedans. Comme un mauvais fonctionnement de son propre corps, une réaction inattendue face à une nouvelle qu’elle aurait préféré ne pas entendre. Il reconnaissait ses efforts, évidemment, mais immédiatement, il évoqua Siffroy. Les larmes aux yeux, elle ne put que piteusement baisser le nez.
N’était-elle que la femme de Siffroy ?
Sentant ses mains trembler sous le choc, elle les accrocha l’une à l’autre, fermement. Il venait de lui dire ce qu’elle redoutait d’entendre. Il n’en avait pas fini avec son mari.

Je pensais … J’espérais que …

Elle balbutiait. C’était ce qu’elle craignait: il n’allait pas bien, il n’allait pas mieux. S’il en était encore à ruminer des projets de vengeance, alors même que Siffroy ne pourraitt plus jamais respirer normalment, qu’il avait failli perdre sa femme et sa position, qu’il n’avait plus la confiance de qui que ce soit, Béhékine voualit encore plus. Il le tuerait, elle en était certaine.

Je l’aime encore, Béhékine.

C’était tout ce qu’elle était parvenue à articuler. Sa voix tremblait. Elle prit sur elle, pour parvenir à parler plus.

Tu l’as expédié là-haut, sur Hadès, et depuis, il perd sa respiration, il tousse affreusement. Aucun médecin ne trouve rien mais … J’ai l’impression que ça empire. Il a soixante-dix ans passés, Béhékine. Il mourra sans doute bientôt, tu as déjà hâté sa fin, et … Je ne sais pas ce que je ferai sans lui. Quand je suis arrivée, et tu sais comment je suis arrivée, c’est grâce à lui que j’ai pu rester. J’étais seule, je ne connaissais rien de ce monde, et je ne me rappelais que de mon nom. J'aimerais encore pouvoir profiter encore de sa présence. Lorsqu’il ne sera plus là je … Je serai seule. Je crois que je ne vieillis pas tu sais, et sans lui, c’est une éternité de solitude qui m’attend. Ne me prive pas déjà de lui, je t’en prie ! Il a du mal à respirer, on a failli divorcer, il a failli être renvoyé. Je ne lui fais plus vraiment confiance, et la Reine … La Reine ne lui confie plus rien d’important. Je crois qu'elle le garde à son service pour le surveiller. Elle … Elle a fait en sorte que Séléné Saralondë m’aide, et je suis sûre que c’est à cause de ça, et la rumeur dit qu’elle a été mal en point, assez récemment … Tu es intervenu, n'est-ce pas ? Béhékine, s’il te plaît … Ne tue pas mon mari.

Elle releva la tête.

Je suis désolée. Je n'étais pas du tout venue plaider sa cause. Je sais ce qu'il fait, je lui en veux toujours, et je n’ose pas imaginer à quel point tu as eu mal. Mais est-ce que le tuer va vraiment réparer ça ?

Cette fois, c’était Béhékine qu’elle regardait droit dans les yeux, avec son regard trempé.

Tu me manques, Béhékine. Et je crois que j'avais raison de m’inquiéter. Je ne veux pas te perdre, mais je ne veux pas non plus que tu détruises Siffroy. Tu me détruirais avec, tu sais.

*Et tu te détruirais sans doute aussi, un peu.*

Béhékine écouta Odéline avec gravité. Il n'était pas insensible à sa supplique, loin de là, mais la joie perverse qu'il ressentit en l'entendant parler des problèmes respiratoires de Siffroy le conforta dans l'idée qu'il faisait bien de tenter de maintenir une distance avec Odéline. Il était parti trop loin dans la haine du vieil homme pour pouvoir maintenir une relation saine d'amitié avec elle.
Peut-être qu'une fois cette affaire terminée... il pourrait guérir et laisser cette gangue de ressentiment derrière lui. En attendant, il n'avait pas le choix :

- Tu comprends mieux, Odéline, la situation délicate dans laquelle nous sommes ? Et pourquoi je ne peux pas accepter tes cadeaux d'amitié comme si de rien n'était ? Ce serait malhonnête de ma part. Je ne peux pas pardonner à Siffroy, je ne suis pas assez bon pour ça.
Il a choisi de faire de moi son esclave, sa bête de somme et n'a jamais fait mine de regretter son geste ni de me traiter autrement que par le mépris. "Abomination instable" est le doux sobriquet dont il m'a affublé, ce qui résume bien sa vision des choses. S'il avait montré un tant soit peu de remords, j'aurais pu me montrer plus clément. Mais là, je n'en ai plus la force.
Regarde-moi Odéline, regarde ce corps. C'est en suivant les ordres de Siffroy que j'ai échoué sous cette forme. Je m'en accommode maintenant, mais c'est irréversible.
Tu as amené cette boite à musique, évoquant notre rencontre. Nous avions dansé ensemble, ce soir là. Je ne peux plus danser ainsi aujourd'hui.

Itchy allait activer pour la huitième fois la boite à musique, mais il retint sa main aux paroles de son Père. A regret, la sérieuse créature reposa le petit objet dans le panier de cadeaux. La lumière des étincelles qui parcouraient l'enveloppe brumeuse de Bob avait presque disparue, s'accordant avec la gravité des paroles de Béhékine

Ce n'était pas l'envie qui lui manquait parfois, d'inviter quelqu'un à danser... et le regard du Membraneux bestial se posa une seconde sur Tapahari.
La question qui brûlait dans les yeux de la chamane n'avait pas besoin d'être exprimée à voix haute. Béhékine sentit son coeur se serrer avant qu'il ne décide à prendre les devants et à expliquer :

- Oui, j'ai déjà été voir Séléné. Navré, Tapahari, j'aurais dû t'en parler, je le sais, ou au moins te prévenir. Mais tu aurais voulu m'accompagner et... si les choses avaient mal tourné tu aurais été en danger. Vraiment, en danger.
- Vous connaissez ma position au sujet de votre projet de vengeance...
- Je sais... tu ne les approuves pas...
- Non... Je ne veux pas rester en arrière pendant que vous prenez tous les risques.

Béhékine en resta bouche bée plusieurs secondes. Puis, il inclina la tête lentement et sentit une bouffée de tendresse lui gonfler la poitrine lorsque la chamane sourit en retour. Elle lui pardonnait.
Le Membraneux bestial se rendit compte qu'il avait complètement oublié la présence d'Odéline pendant son échange avec Tapahari...
Il reporta son attention vers elle :

- Je sais que tu aimes encore Siffroy, Odéline. Mais je dois être honnête avec toi ; je ne renoncerai pas, il doit assumer les conséquences de ses actes.
"Invoquer un Membraneux c'est lui ôter son individualité pour en faire une bête, un esclave, un outil. La mort de l'invocateur permet à la créature de retrouver son identité." Si je renie cette Loi, si Siffroy s'en tire sans payer ce prix, ce sera un message très dangereux que j'enverrai à tous les invocateurs en herbe, qui pourraient être tentés de s'attaquer aux autres Membraneux en ces temps de guerre, sans craindre d'en subir les conséquences.
Tu peux me détester si tu veux, pour aussi longtemps que tu vivras. Je te souhaite juste de pouvoir te remémorer un jour cette période sans rancœur ni tristesse.
- Il y a une autre solution.

L'intervention de Tapahari le surprit. Il focalisa aussitôt toute son attention sur la chamane.
Le Membraneux bestial savait que son amie voyait souvent les choses selon un angle différent, et trouvait des solutions auxquelles il ne pensait pas.

Tapahari avait été surprise d'entendre son mentor lui confirmer qu'il avait déjà été "rendre visite" à Séléné. Elle était un peu déçue qu'il ne lui en ait pas parlé - si les choses avaient alors mal tourné, qui serait venu la prévenir ? - mais elle comprenait qu'il ait cherché à la protéger, même si cela ne lui plaisait qu'à moitié. Ce qui était fait était fait, et elle ne tenait pas à l'accabler de reproches. Pas lorsqu'il avait encore ses projets de vengeance en tête !
Et s'il n'avait pas tué Séléné, il y avait peut-être de l'espoir de le faire sortir de cette spirale de violence et de revanche.
Elle lui sourit donc, sans faire d'autres commentaires que lui rappeler la promesse qu'elle avait faite le jour de leurs retrouvailles, dans ce parc d'Elysée. Sachant aussi les dommages que la rancœur et la vengeance pouvaient causer, elle voulait être présente lorsqu'il déciderait de passer à l'acte, pour espérer être la voix de la raison qui pourrait l'aider à reconsidérer ses actions...
La chamane savait la fierté des hommes - doublée d'un tempérament têtu chez son mentor - capable de beaucoup d'erreurs de jugement.

En vérité, elle partageait l'avis de son mentor sur un point : Siffroy avait agi de façon terrible, et devait faire face aux conséquences.
Odéline et sa supplique complexifiaient la situation et, tout en écoutant Béhékine d'une oreille, la chamane cherchait une solution pour permettre à cette histoire de finir de la meilleure façon possible.
Ce fut l'évocation du temps qui lui donna l'idée.

- Il y a une autre solution.

L'attention complète de son mentor fut sur elle dès qu'elle prononça ces quelques mots. Itchy et Bob aussi, l'observaient à présent.
Les cadeaux d'Odéline reposaient au sol, oubliés. Le festin aussi attendait, le plat chaud refroidissant, mais personne ne semblait se souvenir qu'il y avait de la nourriture ici.

- Vous n'êtes pas obligés de mettre à exécution votre vengeance, noble esprit. Vous l'avez déjà fait.
Lorsque vous avez emmené Siffroy sur... Hadès - la chamane eut un frisson en imaginant ce prodige. Dire qu'elle avait été présente ce jour-là sans jamais comprendre ce qu'il avait accompli ! - vous avez irrémédiablement altéré sa santé, lui retirant sans doute plusieurs années d'espérance de vie.
J'ignore à quel point il est malade, et personne ici ne peut dire combien de temps encore il vivra. Mais... ne pouvez-vous pas être satisfait de ça ?
Pour Odéline, qui vous a cherché pendant des mois et qui est venue s'enquérir de votre état en amenant des cadeaux ?

Tapahari vit l'expression soudain songeuse de son mentor tandis qu'il considérait son idée. Elle décida alors d'ajouter, espérant ainsi définitivement le convaincre :

- Lorsqu'il sera sur son lit de mort, vous pourrez aller prendre sa vie. Ainsi, Odéline profitera de son mari pour le temps qu'il lui reste sur cette terre, et vous aurez votre vengeance.

La chamane se tourna ensuite vers Odéline, guettant sa réaction.
Sa proposition était dure à entendre, car elle parlait de marchander avec la vie et la mort de celui que Odéline aimait. Mais le temps que cela offrirait à la chamane, elle pourrait le mettre à profit pour continuer à apaiser Béhékine. Ainsi, le jour venu, il n'y aurait plus de haine, ni de rancœur. Juste la collecte d'un dû, d'une dette prise par Siffroy lorsqu'il avait trahi et enchainé le Membraneux.

- Screeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeee !!!!!!!
La trille de Screechy résonna soudain en échos dans la plaine, de plus en plus fort, dissipant l'ambiance pesante de leur discussion dans une explosion inattendue et joyeuse. Très vite, la petite créature apparut, slalomant entre les rochers et courant droit vers eux, tenant toujours au dessus de sa tête le bout de bois de Scratchy. Vision très étrange, car seule les jambes du volatile et brumeux garçon bougeaient, le haut de sa silhouette rendue immobile par le fardeau qu'il devait tenir.
Bitey et Scratchy venaient à sa suite, selon des angles et trajectoires étudiés pour l'atteindre sans pouvoir le battre à la vitesse pure.
Le trio atteignit leur campement à peu près en même temps et, après deux plongeons impeccables, s'impactèrent et terminèrent en une boule brumeuse informe qui roula et alla finir sa course... droit dans le panier de cadeaux d'Odéline !
L'objet percuté se renversa, son contenu rejoignant les trois diables dans leur chute et tout cela alla percuter la poitrine de Béhékine !

La boite à musique roula dans l'herbe et le mécanisme s'activa, emplissant un silence stupéfait de sa musique.
Bitey, Scratchy et Screechy, emmêlés à un tel point qu'il était difficile de les discerner les uns des autres, se figèrent pour regarder le petit objet.
- Screeeee ?

Chacun des mots de Béhékine venait se planter en elle plus sûrement que ne l'aurait fait un poignard parfaitement affûté. Il lui disait tout ce qu’elle avait redouté d’entendre en venant, tout ce qui la rongeait depuis des mois. Ses cauchemars de réalisaient, et elle allait devoir choisir entre un mari qu’elle n'était plus certaine de connaître, et un ami qu’elle ne reconnaissait plus. Plus il parlait, plus sa gorge se nouait, plus elle sentait de larmes monter. Elle savait le mal qu’avait fait Siffroy, oui. Et si elle-même ne parvenait pas à pardonner comment Béhékine l'aurait-il pu ? Elle serrait les poings de désespoir, de tristesse face à ces horribles paroles, à ce constat de défaite.
Lorsque Tapahari prit la parole, elle n’y croyait plus, et se résignait à partir, à tenter de tout oublier. Ce qu’elle proposait était exactement ce que sous-entendait Odéline en parlant de Siffroy malade. C'était exactement ce qu’elle espérait: elle ne voulait pas vivre dans la peur que son ami lui arrache son mari. La terreur que celui-ci s’éteigne en s’étouffant dans ses propres poumons irrémédiablement endommagés était suffisante, l’angoisse de se réveiller aux côtés d’un cadavre alors qu’elle s’était endormie auprès d’un vivant la rongeait suffisamment. La fin de vie paisible qu’elle aurait voulu offrir à Siffroy n’était plus vraiment une option, mais elle n’avait pas envie qu’il vive dans la peur, sous la menace.
De ses poings encore fermés, elle tenta tant bien que mal d'essuyer les larmes qui inondaient ses joues, elle hocha la tête pour approuver et se donner du courage puis elle releva le regard vers son ami et sa compagne … avant d’aussitôt le détourner, son attention attirée par la trille soudaine de Screechy, qui déboula comme un diable, toujours muni de son bâton, et suivi par ses deux frères Bitey et Scratchy, qui finirent par l’atteindre, terminant leur course folle dans le panier de cadeaux, qui s’éparpillèrent partout, et envoyant rouler la boîte à musique, qui, une nouvelle fois s’activa.
Médusée par un tel enchaînement d’évènements, encore sous le choc des récents échanges, Odéline ne sut pas comment réagir, et resta bouche-bée, les fixant d’un air un peu vide, incapable de comprendre tout ce qui venait de se passer.

[Le brain freeze d’Odéline.]

Le Membraneux bestial s'était figé en entendant la proposition de Tapahari. L'idée que sa vengeance sur Siffroy était en train de s'accomplir depuis ce jour de retrouvailles avec la chamane... c'était stupéfiant ! Venant de n'importe qui d'autre, il aurait ri avant d'envoyer balader celui ou celle évoquant cette vision des choses.
Pourtant, il ne pouvait nier la sagesse de la chamane et, si le témoignage d'Odéline était fidèle à la réalité, alors...
Siffroy était malade, depuis ce jour, infecté par les gaz méphitiques de l'atmosphère d'Hadès - lui-même en avait ressenti les effets pendant un moment - et, à terme, ce mal causerait sa perte.  Mais... après toutes ces années à rêver d'une revanche bien plus directe, d'une confrontation en face à face pour régler ses comptes avec le vieil homme, est-ce qu'il pouvait se contenter de cela ?
Est-ce qu'il oserait rester à observer de loin ? A attendre que le poison fasse office à sa place ?

Béhékine n'avait jamais été homme à user de poison ou de subterfuges pour se débarrasser de ses anciens maitres. Il avait parfois agi par surprise, ça il le reconnaissait volontiers, mais toujours là où il avait pu regarder le coupable dans le blanc des yeux.
Il reconnaissait la poésie dans le fait d'aller chercher Siffroy sur son lit de mort, tel l'avant-garde de la Faucheuse, mais il considérait aussi la manœuvre de laisser faire la maladie comme étant "impolie" s'il pouvait citer Tapahari.
Seulement, la présence d'Odéline et sa plaidoirie avait aussi mis en lumière une autre vérité, une qu'il avait refusé d'admettre jusque-là : sa vengeance, s'il la menait à bien, aurait des conséquences. Lourdes, pour d'autres personnes que Siffroy. Des gens qu'il connaissait, et appréciait.
Odéline en tête.
...
Après réflexion : surtout, Odéline.

Il y avait aussi le problème de son accord avec l'Ombre : il avait acheté sa tranquillité et celle des habitants de cette île en échange de sa vengeance contre Siffroy et Séléné. Il avait laissé passer beaucoup de temps avant de passer à l'acte contre Séléné... pouvait-il se permettre de tester davantage la patience de l'Ombre en attendant encore davantage pour sa vengeance contre Siffroy ?
Certes, il n'y avait jamais eu de limite de temps d'évoquée lors de la mise en place de cet accord mais l'enjeu - et le risque qui allait avec pour Tapahari - était de taille...

Le cri de Screechy et la scène qui s'ensuivit mit à l'arrêt ses réflexions et, comme toutes les personnes présentes, il y assista avec surprise. Pourtant habitué aux frasques de ses garçons, le Membraneux bestial s'étonnait là du contraste entre la course-poursuite aux allures de jeu et de la discussion grave qu'ils avaient.
Les trois garçons emmêlés ne tardèrent pas à venir renverser le panier des cadeaux d'Odéline et le tout vint s'écraser contre son poitrail. Les chamailleurs invétérés semblaient bel et bien partis pour continuer leur manège, aveugles et sourds au reste du monde dans ce qui n'était au final qu'un jeu pour eux, mais la boite à musique en s'activant exerça sur eux un charme surnaturel.
En fait, seul Bob avait l'air d'être à peu près immunisé aux effets de la mélodie. Ses quatre frères - Itchy compris - restaient figés à fixer la petite boîte.
Béhékine en profita pour manifester ces longs bras de brume qui lui sortaient des épaules pour aller se saisir des petits êtres entremêlés, les soulever à hauteur de son visage puis les secouer un bon coup, histoire de les démêler.
A la seconde où il les redéposa au sol, les trois créatures brumeuses se rapprochèrent de la boite à musique pour s'asseoir autour, écoutant avec une concentration qui semblait absolue. Après un instant, Itchy les rejoignit dans cette contemplation presque religieuse.
C'était étrange, mais Béhékine n'allait pas trop se plaindre de les voir calmés ainsi. La question demeurait pourtant dans un coin de sa tête, sur le pourquoi de cette fascination devant cette boite à musique.

Distraitement, il usa encore de ses bras surnuméraires de brume - tant qu'il arrivait à les maintenir sans trop forcer sur sa magie - pour ramasser les autres cadeaux d'Odéline dispersés et les rassembler au moins près du panier. Puis, il se racla la gorge :

- Ahem... Tu offres une vision des choses radicalement différente, Tapahari. Je t'en remercie, mais je vais devoir réfléchir un moment pour savoir si je peux accepter... Après toutes ces années... j'ignore si j'aurais la force de changer de paradigme voir les choses autrement. Navré Odéline, il va me falloir un peu de temps avant de pouvoir te répondre...
Entre temps, Odéline, Tapahari, si vous le voulez bien, vous êtes mes invitées.

Aussitôt dit, aussitôt fait, le Membraneux bestial usa de ses pouvoirs encore une fois et servit aux deux femmes une assiette de ragoût - tiédie maintenant - à chacune, un grand bol de fruit divers et remplit leur tasse de téh. Puis, ses bras de brume se désagrégèrent dans l'air chaud, le laissant de nouveau incapable d'utiliser simplement les objets du quotidien.
Ce n'était pas pour rien qu'il comptait d'ordinaire sur l'aide de ses garçons pour ce genre de tâches simples.
Mais avec les quatre qui faisaient tourner en boucle la boite à musique au milieu d'eux, et Bob qui restait sur ses cornes à observer Odéline...

- J'y pense, jeune fille, as-tu réussi le rituel que tu voulais accomplir l'autre jour ? Et as-tu des nouvelles d'Héni ?
Et toi, Odéline ? Ta ménagerie à Elysée s'est-elle agrandie ?

Si Tapahari fut surprise - et un peu attendrie - par le retour tout en chutes et chamailleries des trois garçons de son mentor, elle fut presque estomaquée d'entendre Béhékine dire qu'il allait réfléchir sérieusement à son idée !
Après des mois, des années même maintenant, où elle avait lutté contre cette morgue et cette envie de revanche empoisonnant l'esprit de son mentor, usant souvent de moyens détournés pour amener une réflexion là-dessus - Béhékine se refermant généralement comme une huitre lorsqu'elle abordait directement ces questions - et là, devant Odéline, il semblait enfin prêt à reconsidérer ses projets ?
Le témoignage de la jeune femme avait dû être le dernier coup contre les barrières de Béhékine, déjà fragilisées par son travail de plusieurs années, permettant finalement à son mentor d'entendre raison. La chamane espérait que c'était ça.

Distraitement, elle reçut l'assiette de ragoût, détacha les yeux du rituel entamé par Itchy, Bitey, Scratchy et Screechy autour de cette boite à musique. Il lui fallut encore quelques secondes pour se rendre compte que Béhékine s'était adressé à elle :

- Hmmm ? Oui... ça a fonctionné. Héni se repose toujours, mais son état est stable. Je comptais aller la voir, après...
- J'irai avec toi, si tu veux bien.

Tapahari hocha la tête, simplement, une main fouillant distraitement dans ses amulettes.
Contrairement à ses garçons, il se mêlait rarement de la vie des insulaires, ses voisins pourtant. Qu'il aille avec elle prendre des nouvelles d'Héni après sa fausse couche, était un soulagement pour la chamane, qui se serait inquiétée de le savoir seul avec ses réflexions lancées grâce à Odéline. Béhékine était à un moment charnière, et elle voulait être là pour l'épauler et l'empêcher de retomber dans des schémas de pensées qu'il avait eue trop souvent pendant plusieurs années et qui risquaient de piéger son esprit dans des routines familières.
En posant les yeux sur Odéline, Tapahari eut une nouvelle épiphanie et parvint à mettre en une question ce qui la troublait depuis un moment :

- Comment vous êtes-vous rencontrés ?

La chamane voulait savoir, vraiment, qui était Odéline pour provoquer de tels changements de comportements chez son mentor. Elle savait qu'il lui avait fait suffisamment confiance pour lui confier son nom, qu'il ne lui en avait pas voulu pour la trahison de Siffroy, qu'il avait organisé cette petite fête pour l'accueillir aujourd'hui...
Il avait même été jusqu'à se faire beau !
Donc Tapahari était curieuse de ce qu'il avait pu se passer entre eux deux pour justifier autant d'égards.

Il fallait croire que la boîte à musique exerçait sur Odéline le même effet de fascination que sur les garçons de Béhékine; troublée, un peu coupé du monde, elle restait là, à la fixer sans tout à fait la voir, à l’écouter sans tout à fait l’entendre. Plongée, soudain, dans un bain de souvenirs, de sensations. Une nuée qui l’assaillait. Pour elle, qui était sans mémoire avant son arrivée sur Elysion, c'était une expérience étrange, qui lui arrivait peu, et la perturbait toujours. Comment des choses si proches pouvaient-elles lui paraître si lointaines ? Comment la mémoire les recouvrait-elle d’une couche de patine légèrement irisée, comment modifiait-elle ces détails, qui faisaient qu'immédiatement on savait qu’il s’agissait non pas de la réalité, mais bien d’un souvenir ?
Elle se retrouvait soudain, presque dix années auparavant, et pourtant en tous points exactement semblable à aujourd’hui, incapable de se rendormir et prenant part à une fête à laquelle elle n’était pas invitée. La place soudain s'était retrouvée envahie de brume, qui avait peu à peu pris une forme qui avait suffi à faire fuir les convives. Elle s’était sentie irrépressiblement attirée par ce démon de brume qui s’était adressé à elle, pas un instant effrayée, et il n’avait suffi que de quelques instants, quelques paroles pour qu’elle se retrouve à danser avec la brume, au son d’un orchestre vide. Elle n’aurait jamais imaginé qu’elle allait se faire ainsi son premier ami.
Elle déglutit avec une certaine difficulté, alors qu’elle passait sa main sur son bras afin d’en effacer la chair de poule qui y était apparue. C’était au travers d’un dense brouillard de souvenirs qu’elle avait entendu les propos de Bhéékine, qui acceptait de réfléchir à la proposition de Tapahari. Elle les avait entendus, mais pas réellement assimilés, comme s’ils ne l’avaient pas tout à fait atteinte. Ce fut la mention de son prénom qui la sortit de la transe musicale dans laquelle elle était plongée, et elle regarda Béhékine et Tapahari avec un clignement des yeux. La musique tournait toujours en fond, inlassable. Heureusement ce fut la chamane qui répondit en premier, alors qu’Odéline réceptionnait son assiette avec un “Merci” tout juste audible, recouvrant ses esprits avec une difficulté manifeste. Elle écouta pourtant ce que répondait Tapahari à son ami, reprenant progressivement pied avec la réalité, résistant à la force d’attraction de la musique de ses souvenirs. Quand la chamane se retourna vers elle, elle lui sourit, de retour dans la réalité.

Notre rencontre ? C’était … il y a presque dix ans. J’étais arrivée sur Elysion pas longtemps auparavant, et je n'arrivais pas à dormir. Je suis allée rejoindre une fête de quartier, pas loin de chez moi, et il s’est avéré que je n’étais pas la seule à y participer sans y avoir été invitée.

Elle sourit.

En réalité, on a très vite été que tous les deux, et j’ai dansé pour la première fois, au son de cette musique. Il faut admettre que mon partenaire était exceptionnel, d’autant plus exceptionnel qu’il était à la fois danseur et chef d’orchestre.

Elle regarda Béhékine avec un sourire nostalgique, tendre et complice à la fois.

Mis à part Siffroy, sur le canapé de qui j’ai atterri, et qui m’a offert un foyer sans conditions, il a été le premier à qui j’ai vraiment parlé, le premier à qui je me sois vraiment liée. Mon premier ami.

Elle détourna les yeux un instant, baissant le regard, avant de s’éclaircir la voix pour reprendre, et répondre à l’interrogation de Béhékine.

Ceci dit, comme tu l’as mentionné, la maison s'est remplie depuis. Tu avais rencontré Gadyan, et les kiwis, ainsi que Noïa, et il me semble que tu étais aussi au courant du retour de Nathalia parmi nous. Tout ce monde est toujours là, ainsi qu'un ou deux loirs, et quelques rongeurs qui vivent avec nous cachés dans la maison, mais j’ai aussi recueilli un autre bébé, une petite fille. Te souviens-tu de Garmyr ? C’est son enfant, et il me l'a confiée. Elle s’appelle Renild, et elle a un peu plus de sept mois. Mais … Il y a plus que ça.

Elle fit une pause un instant.

Renild m’a donné envie d’en faire plus. Mais il n'y a pas qu'elle ... Je t’ai cherché pendant des mois, et j’ai vu des choses que je n’avais jamais imaginée. Je ne peux pas supporter de laisser des enfants souffrir et mourir des bêtises des adultes … Alors j’ai décidé d’ouvrir un orphelinat. D’une certaine manière, c’est grâce à toi aussi, je crois. Il ouvrira ses portes dans quelques semaines … Alors, ça va me faire une sacrée ménagerie !

Elle eut pour eux un grand sourire lumineux.

- C'était une étrange soirée. Voir cette jeune fille tout de blanc vêtue rester immobile là où d'autres avaient fui en me découvrant m'avait beaucoup intrigué. Nous avons un peu sympathisé et avons repris la fête à deux. J'étais d'humeur curieuse à ce moment là, cela ne faisait pas longtemps non plus que j'étais sorti d'un sommeil de plusieurs années. Et je suppose qu'Odéline était curieuse aussi.
Après cette soirée, nous nous sommes recroisés une poignée de fois. Notamment lors d'un orage, où tu avais réussi à te perdre, hmm ?

Ses apparitions dans la vie d'Odéline avaient été très sporadiques, au mieux. Aussi il était toujours un peu surpris qu'elle le considère comme un ami, tandis qu'elle avait rassemblé autour d'elle toute une famille nombreuse, une véritable ménagerie même. Elle aurait dû l'oublier, avec le temps.
Mais elle l'avait invitée pour son mariage avec le traître Siffroy, l'avait recherché pendant des mois pour s'assurer qu'il allait... bien. Le Membraneux Bestial avouait qu'il ne souhaitait que son bonheur, car elle était l'une des rares mortelles en qui il avait confiance, sa gentillesse l'ayant motivé à revenir vers le monde des vivants. Mais il doutait, dans la situation actuelle, d'être un élément de l'équation de vie qui pourrait lui offrir le moindre bonheur.
Sa vie sur l'île, Siffroy et ce qui devrait arriver à un moment ou à un autre, son marché avec l'Ombre...
Son corps monstrueux même !
Tout cela faisait, à ses yeux, beaucoup de choses pour qu'il espère reprendre un contact régulier avec elle.
Sa vie était sur l'Archipel aujourd'hui.
Il ne pouvait ni ne voulait prendre le risque de trop attirer l'attention, sur lui et sur les îles, en se baladant à Elysée tous les quatre matins.
Il avait Tapahari à protéger, sa tribu et, dans une moindre mesure, ses garçons aussi.

Entendre Odéline décrire sa ménagerie lui tira un sourire. La suite l'étonna davantage :

- Non, le nom de Garmyr ne me dit rien... avec ta famille déjà nombreuse, qu'est-ce qu'un bébé de plus ou de moins ?
Un orphelinat ? Étrangement, cela ne me surprend qu'à moitié venant de toi. Je dirais même que ça te va bien, ô Future Déesse du Savoir.
Tu dis qu'il va bientôt ouvrir... tu as trouvé des fonds pour acquérir un établissement déjà existant ou...?
Félicitations, dans tous les cas.

Sans un bruit, Bob sauta de la corne de son Père qu'il usait comme perchoir, touchant le sol doucement tel le petit nuage étincelant qu'il était, se dirigea à son tour vers le cercle fermé de ses frères contemplant la boite à musique. Sans marquer d'hésitations ni faire mine de ralentir, la frêle créature tendit son petit bras et s'empara de l'objet. Il stoppa le mécanisme, faisant taire la mélodie. Ses frères ne le quittaient pas des yeux, mais ne firent pas mine de bouger pour récupérer la source de leur fascination. Les cinq incarnations semblaient soudain, en phase avec elles-mêmes, comme si un débat houleux avait silencieusement trouvé une décision unanimement acceptée.
Bob s'approcha d'Odéline à petit pas.
Sans la regarder, il leva vers elle ses deux mains en coupe, lui offrant de reprendre la boite à musique. Sa posture le faisait ressembler à un jeune enfant en pleine supplication.
Les étincelles parcourant son corps bougeaient doucement, en vagues successives, leur lumière pulsant selon un rythme difficile à interpréter.

Intrigué mais souhaitant comprendre, Béhékine ferma les yeux quelques secondes et se concentra sur le lien mental qu'il partageait avec ses garçons. C'était une forme de communication très particulière, sans mots véritables, aux pensées mélangées entre cinq individus aux perceptions bien différentes ; ce qu'il recevait était souvent contradictoire.
Il pencha la tête sur le côté, les paupières fermées agitées de soubresaut.
La magie mentale n'avait jamais été son point fort... mais il pensa comprendre ce qu'il se passait et rouvrit les yeux :

- Ils veulent que tu reprennes la boite à musique. Pour les enfants perdus de ton orphelinat. Ils espèrent que cela leur plaira autant qu'à eux.

Le regard de la chamane passait de l'un à l'autre à mesure qu'ils parlaient et décrivaient cette première rencontre, buvant leurs paroles avec attention tandis qu'elle essayait de s'imaginer la scène.
C'était étonnant, elle avait du mal à visualiser son mentor en train de danser. Et ce n'était pas seulement dû à sa connaissance très partielle des danses du continent. Surtout, elle n'avait aperçu son côté spontané qu'en des occasions très rares, des moments fugaces qui ne duraient jamais très longtemps. Alors penser que son mentor avait pu un soir danser avec une jeune fille inconnue pendant de longues minutes... l'image était très éloignée du Béhékine qu'elle côtoyait depuis plusieurs années.
Mais ses difficultés à se représenter la scène ne l'empêchait pas d'être ravie d'apprendre qu'un moment de partage, de joie et de frivolité avait bel et bien eu lieu avant, dans la vie de son mentor. Cela la motivait davantage à chasser les soucis de ce dernier pour qu'un jour, il puisse de nouveau s'ouvrir et danser sans se soucier de rien.
Peut-être alors qu'elle serait présente pour découvrir comment il pratiquait la danse du continent...

Décidément, Tapahari appréciait de plus en plus Odéline à mesure qu'elle en apprenait sur elle.
Elle comprenait mieux pourquoi son mentor ne lui en voulait pas d'avoir révélé son nom véritable à l'époque. Il était indéniable qu'Odéline avait fait une erreur, mais elle faisait ce qu'elle pouvait pour tenter de la réparer, et transformer de cette manière son voyage en décision d'aider des enfants innocents par le biais d'un projet de vie comme un orphelinat était tout à son honneur.
La chamane espérait que la curiosité de Béhékine à ce sujet l'amènerait à, peut-être, vouloir aider la jeune femme dans cette entreprise. Ce serait une formidable manière de l'occuper sans le laisser ressasser en boucle son projet de vengeance, au risque de le voir reconsidérer sa magnanimité.

Dans le court silence qui suivit leurs paroles, la chamane goûta au ragout préparé en l'honneur d'Odéline lel et écarquilla les yeux de surprise : c'était absolument délicieux ! Et parfaitement relevé, comme elle aimait !
Elle interrompit sa dégustation et observa avec émerveillement le comportement de Bob, et celui de ses frères brumeux qui semblaient toujours s'accorder ensemble comme un seul être. Malgré leurs facéties qui pouvaient laisser penser le contraire, c'était souvent une seule volonté qui les animait vers un objectif commun, et elle savait que Béhékine en était rarement la source, bien qu'il partageât beaucoup avec ses garçons.

- Cette boite à musique sera l'occasion rêvée de partager avec vos protégés de l'orphelinat le récit que vous venez de me faire, et de leur apprendre ainsi de ne pas craindre la différence.