Epreuve 5 - Terreciel

   

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L'enfant la regardait d'un regard que seuls les enfants sont capables de produire. Quelque chose de dénué de toute agression, pure curiosité, mais qui vous transperce plus profondément et certainement que n'importe qu'elle flèche. Un regard qui vous pétrifie sur place et vous fait vous sentir si peu, qu'importe que vous soyez roi ou moins que rien. Votre couronne, vos atours et votre misère ne valent soudain plus rien dans les pupilles innocentes et intriguées qui vous fixent et capturent. Bien plus frappant est la chose quand les prunelles, presque trop grandes pour le visage poupin qui les porte, en question sont les vôtres. Exactement les vôtres, mais plus lumineux et neufs, encore vierges de tant de choses.

Nehir se trouvait dans cette situation, seule dans la douceur crépusculaire des jardins de son enfance, le parfum du jasmin et des orangers en fleurs tout autour d'elle. Le velour des coussins et la surface lisse des carreaux de mosaïque sous ses doigts. C'était ses yeux qui la transperçaient, un visage encore plein des rondeurs et douceurs de l'enfance qui l'avaient quitté depuis quelque temps déjà. Et puis, surtout, toute la partie gauche de son visage absolument immaculée, vierge des trois balafres qui la décorait aujourd'hui. Elle reconnaissait instinctivement le petit être qu'elle avait en face d'elle, tout comme elle reconnaissait la robe rose et or qui l'habillait. Cela avait été une de ses tenues préférées l'année de ses six ans. La peluche de lionne qu'elle serait contre son petit corps, Hafsa avait été sa fidèle compagne depuis sa petite enfance jusqu'au milieu de l'adolescence. Aujourd'hui la lionne profitait d'une retraite bien méritée dans un coffre remplis de souvenirs chéris de Nehir. Elle était pourtant là, pas encore autant changée par les années d'amour que la princesse avait déversé sur elle.

Ce devait être un rêve, un songe paisible et aux saveurs douces amères. Il n'y avait pas d'autres explications possibles à la situation, mais au fond cela n'avait que peu d'importance. Et cela n'en eut plus aucune quand la petite ouvrit la bouche pour parler.

-Tu es moi pas vrai ?

Nehir hocha la tête, il n'aurait servi à rien de nier la réalité. Elle faisait face à elle-même.

-Oui, je suis toi. Et tu es moi, seulement avec quelques années en moins. Je ne me rappelle pas avoir été si petite.
-Et moi je ne me voyais pas si grande ! On a dû manger beaucoup de soupe !
-Oui, oui on a mangé beaucoup de soupe.

La réponse sembla satisfaire la toute petite princesse qui se rapprocha un peu plus de sa grande alter-ego.

-Est ce que ça a fait mal ?
-Quoi donc ?

Il y avait tellement de choses que l'enfant pouvait désigner, Nehir se doutait bien qu'il s'agissait des marques sur leur visage, mais elle souhaitait poursuivre encore un peu l'échange avant d'en arriver là. Elle aurait tout le temps de le découvrir, tout le temps de vivre avec.

-Les bobos sur le visage. On a fait une grosse bêtise pour les avoir, hein ?
-Non ! Non, nous n'avons rien fait pour les avoir !

Elle avait crié sans le réaliser, prise dans un réflexe viscéral. Elles n'avaient rien fait pour mériter ça, pour mériter la peur, la douleur et le mépris gravé à jamais dans leur chair. Elles n'étaient que des enfants, encore innocentes de tout et inconscientes de bien des réalités dans ce monde. Elles avaient été prises dans un jeu qui les dépassait encore, elles avaient été simple pion. Une pièce encore dénuée de volonté propre, qui n'était un danger que dans la possibilité, le futur, pas encore une reine. Cela n'avait pas empêché les autres de chercher à l'éliminer, et d'une façon à faire passer un message.

L'enfant avait sursauté au cri et s'était instinctivement repliée sur elle-même, serrant Hafsa tout contre son coeur, comme si elle était le meilleur des boucliers. Malgré la peur, malgré son jeune âge, Nehir voyait bien qu'elle retenait ses tremblements de son mieux. Elle cherchait à cacher ses émotions, à proposer un visage le plus neutre possible. C'est vrai qu'on lui avait appris à porter un masque si tôt…

-Pardon je ne voulais pas crier, la princesse s'était soudainement radoucit. Mais c'est quelque chose que l'on nous a fait, ce n'était pas ta faute. D'accord ? C'est important que tu l'entendes, ce n'est pas ta faute.

Nehir ne se faisait que peu d'illusion sur le fait que ses mots allaient vraiment atteindre la fillette. Elle ne pouvait pas comprendre, elle n'avait pas encore connu ce qui la ferait passer bien des nuits sans repos et la hanterait à chaque instant de son existence par la suite.
Elle tendit sa main et caressa doucement la joue droite de l'enfant, elle ne chercha pas à se soustraire au contact, bien au contraire.

Bientôt elles étaient dans les bras l'une de l'autre, dans une étreinte que toutes deux désiraient profondément sans l'avoir réalisé avant cet instant. C'était un instant de paix.

-Il faut que tu saches… Tu vas grandir, tu vas être forte, plus forte que tu crois l'être. Et chaque jour qui passera, tu le seras un peu plus.
-Grâce à la soupe ?
-Oui, grâce à la soupe mais pas que. Grâce à nos papas et à nos adelphes aussi. Nous allons être aimées, tellement fort. Tu l'es déjà, mais je te promets que ça ne changera jamais, quoi qu'il arrive.
-Même quand Baba me dispute ?
-Surtout quand Baba te dispute. Il fait ça parcequ'il ne veut que le meilleur pour toi, parfois il ne sait juste pas trouver les bons mots. Alors ce n'est pas très agréable, mais tu finiras par comprendre ce qu'il veut vraiment dire dans ces moments-là. Souvent ça se résume à : "Je t'aime et je veux le meilleur pour toi".
-Ben il le dit pas très bien alors…
-Oui, c'est vrai il ne le dit pas très bien. Mais il va s'améliorer, c'est promis.

La petite ne semblait guère convaincue, mais elle était encline à laisser le bénéfice du doute à son alter-ego dont les câlins étaient vraiment très très agréables. Ce serait dommage de se priver de ça en raison d'un désaccord mineur.

-On sera nous, petite princesse. Nous allons être un soleil plus brûlant et brillant que ce monde n'en a jamais vu. Ce qu'on a fait pour tenter de nous faire chuter ne va nous rendre que plus forte encore. Nous allons garder la tête haute et nous allons montrer au monde entier ce de quoi nous sommes faite. Nous sommes née pour être reine, petite princesse, la couronne et le pouvoir sont nos droits de naissance. N'en doute jamais.
-On va vraiment se marier avec le prince d'Alryon ?
-Nous allons être reine d'Alryon, quoiqu'il arrive. Prince ou pas prince.

La réponse sembla satisfaire la fillette qui se laissait de plus en plus aller, il commençait à être tard pour une enfant de son âge après tout. D'un geste à moitié endormi, l'enfant posa Hafsa contre l'épaule de la grande Nehir.

-Elle veut rester avec toi, pour te protéger. Une reine ça a besoin de protecteur féroce…

Un dernier bâillement et elle était toute endormie dans l'étreinte tendre et chaleureuse.

Demain tout ceci serait un rêve lointain. Un songe crépusculaire au parfum de jasmin et de fleur d'oranger. Le temps ne changerait pas son cours. la réalité de ce bref moment s'effacerait laissant un doute dans l'esprit de Nehir, avait elle vraiment rêvé ? S'était-elle simplement assoupie dans les jardins de son enfance. La présence de la peluche de lionne contre sa poitrine avec les restes de chaleur d'un petit corps la feront douter longtemps.